—Quoi qu'il en soit, la sympathie du maître flatte si bien l'esprit moscovite qu'il réveille un généreux patriotisme dans le cœur d'un jeune homme doué de beaucoup de talent; ce poëte trop crédule s'enthousiasme pour l'acte d'auguste protection accordée au premier des arts, et le voilà qui s'enhardit au point de se croire inspiré! Dans l'expansion naïve de sa reconnaissance, il ose même écrire une ode,… admirez l'audace!… une ode patriotique pour remercier l'Empereur de se faire le protecteur des lettres! Il finit cette pièce remarquable en chantant les louanges du poëte évanoui: rien de plus… J'ai lu ces vers, et je puis vous attester les innocentes intentions de l'auteur; à moins que vous ne lui fassiez un crime de cacher dans le fond de son cœur une espérance bien permise, ce me semble, à une jeune imagination. J'ai cru voir qu'il pensait, sans le dire, qu'un jour peut-être Pouskine ressusciterait en lui et que le fils de l'Empereur récompenserait le second poëte de la Russie, comme l'Empereur honore le premier… Téméraire!… ambitionner une renommée, avouer la passion de la gloire sous le despotisme! c'est comme si Prométhée eût dit à Jupiter: «Prends garde, défends-toi; je vais te dérober la foudre.» Or, voici quelle récompense reçut le jeune aspirant au triomphe, c'est-à-dire au martyre. Le malheureux, pour s'être fié insolemment à l'amour public de son maître pour les beaux-arts et pour les belles-lettres, encourut sa disgrâce particulière; et reçut EN SECRET l'ordre d'aller développer ses dispositions poétiques au Caucase, succursale adoucie de l'antique Sibérie.
«Après être resté là deux années, il en est revenu avec une santé détruite, une âme abattue, une imagination radicalement guérie de ses chimères, en attendant que son corps guérisse aussi des fièvres de la Géorgie. Après ce trait, vous fierez-vous encore aux paroles officielles de l'Empereur, à ses actes publics?
—L'Empereur est homme, il participe aux faiblesses humaines. Quelque chose l'aura choqué dans la direction des idées de ce jeune poëte. Soyez sûr qu'elles étaient européennes plutôt que nationales. L'Empereur fait le contraire de Catherine II; il brave l'Europe au lieu de la flatter; c'est un tort, j'en conviens; car la taquinerie est encore une espèce de dépendance, puisqu'avec elle on ne se détermine que par la contradiction; mais ce tort est pardonnable, surtout si vous réfléchissez au mal fait à la Russie par des princes qui furent possédés toute leur vie de la manie de l'imitation.
—Vous êtes incorrigible, s'est écrié l'avocat des derniers boyards. Vous aussi vous croyez à la possibilité d'une civilisation à la russe. C'était bon avant Pierre Ier; mais ce prince a détruit le fruit dans son germe. Allez à Moscou, c'est le centre de l'ancien Empire; vous verrez cependant que tous les esprits s'y tournent vers les spéculations industrielles, et que le caractère national est aussi effacé là qu'il l'est à Saint-Pétersbourg. L'Empereur Nicolas commet aujourd'hui, dans un autre sens, une faute pareille à celle de l'Empereur Pierre Ier. Il compte pour rien l'histoire d'un siècle entier, du siècle de Pierre-le-Grand; l'histoire a ses fatalités, celle des faits accomplis. Malheur au prince qui ne veut pas s'y soumettre!»
L'heure était avancée; nous nous séparâmes, et j'ai continué ma promenade, rêvant tout seul à l'énergique sentiment d'opposition qui doit germer dans des âmes habituées à réfléchir dans le silence du despotisme. Les caractères qu'un tel gouvernement n'abrutit pas, se fortifient.
Je suis rentré pour vous écrire; c'est ce que je fais presque tous les jours; néanmoins il se passera bien du temps avant que vous receviez ces lettres, vu que je les cache comme des plans de conspiration, en attendant que je puisse vous les envoyer sûrement, chose si difficile que je crains d'être obligé de vous les porter moi-même.
(Suite de la lettre précédente.)
Ce 30 juillet 1839.
Hier en finissant d'écrire, je me suis mis à relire quelques traductions des poésies de Pouskine: elles m'ont confirmé dans l'opinion qu'une première lecture m'avait donnée de lui. Cet homme a emprunté une partie de ses couleurs à la nouvelle école poétique de l'Europe occidentale. Ce n'est pas qu'il ait adopté les opinions antireligieuses de lord Byron, les idées sociales de nos poëtes ni la philosophie des poëtes allemands; mais il a pris leur manière de peindre. Je ne vois donc pas encore en lui un vrai poëte moscovite. Le Polonais Mickiewitch me paraît bien plus slave, quoiqu'il ait subi comme Pouskine l'influence des littératures de l'Occident.
Au reste, le vrai poëte moscovite, s'il existait, ne pourrait aujourd'hui parler qu'au peuple; il ne serait ni entendu ni lu dans les salons. Où il n'y a pas de langue, il n'y a pas de poésie: il n'y a pas non plus de penseurs. L'Empereur Nicolas commence à exiger qu'on parle russe à la cour; on rit aujourd'hui d'une nouveauté qui paraît l'effet d'un caprice du maître; la génération suivante le remerciera de cette victoire du bon sens sur le beau monde.
Comment l'esprit naturel se ferait-il jour dans une société où l'on parle quatre langues avant d'en savoir une? L'originalité de la pensée tient de plus près qu'on ne croit à l'intégrité de l'idiome. Voilà ce qu'on oublie en Russie depuis un siècle et en France depuis quelques années. Nos enfants se ressentiront de la manie des bonnes anglaises qui s'est emparée chez nous de toutes les mères fashionables.
En France, le premier et je crois le meilleur maître de français, c'était la nourrice: l'homme doit étudier sa langue naturelle toute sa vie, mais l'enfant ne doit pas l'apprendre, il la reçoit au berceau sans étude. Au lieu de cela nos petits Français d'aujourd'hui balbutient l'anglais et estropient l'allemand en naissant, puis on leur enseigne le français comme une langue étrangère.
Montaigne se félicite d'avoir appris le latin avant le français; c'est peut-être à cet avantage dont s'applaudit l'auteur des Essais que nous avons dû le talent le plus naïf et le plus national de notre ancienne littérature; il avait sujet de se réjouir, car le latin est la racine de notre langue; mais la netteté, la spontanéité de l'expression se perd chez un peuple qui ne respecte pas le langage de ses pères, nos enfants parlent anglais comme nos gens portent de la poudre! Je suis persuadé que le peu d'originalité des littératures slaves modernes tient à l'habitude qu'ont prise les Russes et les Polonais pendant le XVIIIe siècle et depuis, d'introduire dans leurs familles des gouvernantes et des précepteurs étrangers; quand ils reviennent à leur langue, les Russes traduisent, et ce style d'emprunt arrête l'élan de la pensée en détruisant la simplicité de l'expression.
Pourquoi les Chinois ont-ils jusqu'ici fait plus pour le genre humain en littérature, en philosophie, en morale, en législation, que n'ont fait les Russes? c'est peut-être parce que ces hommes n'ont cessé de professer un grand amour pour leur idiome primitif.
La confusion des langues ne nuit pas aux esprits médiocres, au contraire, elle les sert dans leurs industries; l'instruction superficielle, la seule qui convienne à ces esprits-là, est facilitée par l'étude également superficielle des langues vivantes, étude légère ou plutôt jeu d'esprit parfaitement approprié aux facultés des intelligences paresseuses ou tournées vers un but matériel; mais si le malheur veut que ce système soit, une fois entre mille, appliqué à l'éducation d'un talent supérieur, il arrête le travail de la nature, il égare le génie et lui prépare pour l'avenir une source de regrets stériles ou de travaux auxquels peu d'hommes même distingués ont le loisir et le courage de se livrer passé la première jeunesse. Tous les grands écrivains ne sont pas des Rousseau: Rousseau étudia notre langue comme un étranger et il fallut son génie d'expression, sa mobilité d'imagination, joints à sa ténacité de caractère; enfin il fallut son isolement dans la société pour qu'il pût parvenir à savoir le français comme s'il ne l'eût point appris. Cependant le français des Genevois est moins loin de celui de Fénelon que le jargon mêlé d'anglais et d'allemand qu'apprennent aujourd'hui à Paris les enfants des personnes élégantes par excellence. Peut-être l'artifice qui paraît trop dans les phrases de Rousseau n'existerait-il pas, si le grand écrivain fût né en France dans le temps où les enfants y parlaient français.