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L'étude des langues anciennes, à la mode alors, loin d'avoir un fâcheux résultat, nous donnait les seuls moyens d'arriver à une connaissance approfondie de la nôtre qui en dérive. Cette étude qui nous faisait remonter à notre source, nous fortifiait dans notre naturel, sans compter qu'elle était la plus appropriée aux facultés et aux besoins de l'enfance, pour laquelle on doit avant tout préparer l'instrument de la pensée: la langue.

Tandis que la Russie régénérée lentement par le souverain qui la gouverne aujourd'hui d'après des principes méconnus des anciens chefs de ce pays, espère une langue, des poëtes et des prosateurs, les gens élégants et soi-disant éclairés chez nous, préparent à la France une génération d'écrivains imitateurs et de femmes sans indépendance d'esprit qui entendront si bien Shakespeare et Goëthe dans l'original, qu'ils n'apprécieront plus la prose de Bossuet et de Chateaubriand, ni la poésie ailée de Hugo, ni les périodes de Racine, ni l'originalité ni la franchise de Molière et de La Fontaine, ni l'esprit, le goût de madame de Sévigné, ni le sentiment ni la divine harmonie de Lamartine! Voilà comme on les aura rendus incapables de rien produire d'assez original pour continuer la gloire de leur langue, et pour forcer comme autrefois les hommes des autres pays de venir en France étudier les mystères du goût.

LETTRE DIX-HUITIÈME.

Rapport de nos idées avec les objets extérieurs qui les provoquent.—Côté dramatique du voyage.—traits de férocité de notre révolution comparés à la cruauté des Russes.—Différence entre les crimes des deux peuples.—Ordre dans le désordre.—Caractère particulier des émeutes en Russie.—Respect des Russes pour l'autorité.—Danger des idées libérales inculquées à des populations sauvages.—Pourquoi les Russes ont l'avantage sur nous en diplomatie.—Histoire de Thelenef.

Pétersbourg, ce 30 juillet 1839, à onze heures du soir.

Ce matin de bonne heure j'ai reçu la visite de la personne dont la conversation vous a été racontée dans ma lettre d'hier. Elle m'apportait quelques pages écrites en français par le jeune prince ***, le fils de son protecteur. Cette relation d'un fait trop véritable est un des nombreux épisodes de l'événement assez récent dont toutes les âmes sensibles, tous les esprits sérieux sont ici préoccupés en secret et en silence. Peut-on jouir sans trouble du luxe d'une magnifique résidence, quand on pense qu'à quelques centaines de lieues du palais les sujets s'égorgent, et que la société se dissoudrait sans les terribles moyens employés pour la défendre?

Le jaune prince *** qui vient d'écrire cette histoire serait à jamais perdu, si l'on pouvait se douter qu'il en fût l'auteur. Voilà pourquoi il me confia son manuscrit et me charge de le publier. Il consent à me laisser insérer l'anecdote de la mort de Thelenef dans le texte de mon voyage, où je la donnerai pour ce qu'elle est, sans toutefois compromettre personne, mais je profite avec reconnaissance d'un moyen de jeter quelque variété dans ma narration. On me garantit l'exactitude des faits principaux; vous y ajouterez foi autant et aussi peu qu'il vous plaira; moi, je crois toujours ce que disent les gens que je ne connais pas; l'idée du mensonge ne me vient qu'après la preuve.

J'ai pensé un instant qu'il vaudrait mieux ne publier ce récit qu'à la suite de mes lettres: je craignais de nuire à la gravité de mes remarques si j'interrompais la narration de faits réels par un roman; mais en réfléchissant je trouve que j'avais tort.

Indépendamment de ce que le fond de Thelenef est vrai, il y a un sens secret dans la correspondance qui existe entre les scènes du monde et les idées qu'elles font naître à chaque homme: l'enchaînement des circonstances qui nous entraînent, le concours des événements qui nous frappent, est la manifestation de la volonté divine à l'égard de notre pensée et de notre jugement. Tout homme ne finit-il pas par apprécier les choses et les personnes d'après les accidents qui composent sa propre histoire? C'est toujours de là que part la pensée de l'homme supérieur ou médiocre pour juger de toutes choses. Nous ne voyons le monde qu'en perspective, et l'arrangement des objets présentés à nos observations ne dépend pas de nous. Cette intervention de Dieu dans notre vie intellectuelle est une fatalité de notre esprit.

Donc, la meilleure justification de notre manière de juger sera toujours d'exposer à leur rang les épreuves qui l'ont provoquée et motivée.

C'est aujourd'hui que j'ai lu l'histoire de Thelenef, c'est également sous cette date que vous la lirez.

Le grand poëte qui préside à nos destinées connaît mieux que nous l'importance des préparations pour l'effet du drame de la vie. Un voyage est un drame, sans art, à la vérité, mais qui, pour rester au-dessous des règles de la composition littéraire, n'en a pas moins un but philosophique et moral, une espèce de dénouement dénué d'artifice, non d'intérêt ni d'utilité: ce dénouement tout intellectuel consiste dans la rectification d'une foule de préjugés et de préventions. L'homme qui voyage se soumet à une sorte d'opération morale exercée sur son intelligence par la bienfaisante justice de Dieu, qui se manifeste dans le spectacle du monde; l'homme qui écrit son voyage y soumet le lecteur.

Le jeune Russe, auteur de ce fragment, voulant justifier par le souvenir des horreurs de notre révolution la férocité des hommes de son pays, a cité chez nous un acte de cruauté: le massacre de M. de Belzunce à Caen. Il aurait pu grossir sa liste: mademoiselle de Sombreuil forcée de boire un verre de sang pour racheter la vie de son père, la mort héroïque de l'archevêque d'Arles et de ses glorieux compagnons de martyre dans le cloître des Carmes à Paris, les mitraillades de Lyon et… honte éternelle au zèle des bourreaux révolutionnaires!! les promesses trompeuses des mitrailleurs pour engager celles des victimes qui vivaient encore, après la première décharge de mousqueterie, à se relever; les noyades de Nantes surnommées par Carrier les mariages républicains, et bien d'autres atrocités que les historiens n'ont pas même recueillies, pourraient servir à prouver que la férocité humaine n'est qu'endormie chez les nations les plus civilisées; pourtant il y a une différence entre la cruauté méthodique, froide et durable des mugics et la frénésie passagère des Français. Ceux-ci, pendant la guerre qu'ils faisaient à Dieu et à l'humanité, n'étaient pas dans leur état natureclass="underline" la mode du sang avait changé leur caractère, et l'inconséquence des passions présidait à leurs actes; car jamais ils ne furent moins libres qu'à l'époque où tout se faisait chez eux au nom de la liberté. Vous allez voir au contraire les Russes s'entr'égorger sans démentir leur caractère; c'est un devoir qu'ils accomplissent.

Chez ce peuple obéissant l'influence des institutions sociales est si grande dans toutes les classes, l'éducation involontaire des habitudes domine tellement les caractères, que les derniers emportements de la vengeance y paraissent encore réglés par une certaine discipline. Là, le meurtre calculé s'exécute en cadence; des hommes donnent la mort à d'autres hommes militairement, religieusement, sans colère, sans émotion, sans paroles, avec un calme plus terrible que le délire de la haine. Ils se heurtent, se renversent, s'écrasent, ils se passent sur le corps les uns des autres comme des mécaniques tournent régulièrement sur leurs pivots. Cette impassibilité physique au milieu des actes les plus violents, cette monstrueuse audace dans la conception, cette froideur dans l'exécution, ce silence de la rage, ce fanatisme muet, c'est, si l'on peut s'exprimer ainsi, l'innocence du crime; un certain ordre contre nature préside dans cet étonnant pays aux excès les plus inouïs; la tyrannie et la révolte y marchent en mesure et se règlent sur le pas l'une de l'autre.