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—Tais-toi, tu me ferais perdre l'esprit avec tes idées romanesques. Va chercher dans les livres tes paysans tendres et tes esclaves généreux. Je connais mieux que toi les hommes auxquels j'ai affaire: ils sont paresseux, vindicatifs comme leurs pères, et tu ne les convertiras jamais.

—Si vous me laissiez faire, si vous m'aidiez, nous les convertirions ensemble. Mais voici ma bonne Elisabeth qui revient de la messe.»

En achevant ces mots, Xenie court se jeter au cou de sa nourrice.

«Te voilà bien heureuse!

—Peut-être, réplique tout bas la vieille.

—Il est revenu.

—Pas pour longtemps; j'ai peur…

—Que veux-tu dire?

—Ils ont tous perdu la raison; mais chut!

—Eh bien! mère Pacôme, dit Thelenef en jetant à la vieille un regard oblique: voici ton mauvais sujet de fils rentré chez toi… Sa femme doit être contente. Ce retour vous prouve à tous que je ne lui en veux pas.

—Tant mieux, monsieur l'intendant, nous avons besoin de votre protection… Le prince va venir, et nous ne le connaissons pas.

—Comment?… quel prince? notre maître?… Puis, s'interrompant: Ah! sans doute, s'écria Thelenef surpris, mais ne voulant pas ignorer ce que paraissait savoir une paysanne, sans doute je vous protégerai. Au reste, il ne viendra pas de sitôt; le même bruit court tous les ans dans cette saison.

—Pardonnez-moi, monsieur Thelenef, il sera ici avant peu.»

L'intendant aurait voulu presser de questions la nourrice de Xenie; mais sa dignité le gênait. Xenie devina son embarras et vint à son secours.

«Dis-moi, nourrice, comment es-tu si bien instruite des projets et de la marche de notre seigneur le prince ***?

—J'ai appris cela de Fedor. Ah! mon fils sait bien d'autres choses encore! il est devenu un homme. Il a vingt et un ans, juste une année de plus que vous, ma belle demoiselle; mais il est encore grandi, si j'osais… je dirais… il est si beau!… je dirais que vous vous ressemblez.

—Tais-toi, babillarde; pourquoi ma fille ressemblerait-elle à ton fils?

—Ils ont sucé le même lait; on se ressemble de plus loin; et même… mais non… quand vous ne serez plus notre chef, je vous dirai ce que je pense de leurs caractères.

—Quand je ne serai plus votre chef?

—Sans doute… Mon fils a vu le Père.

—L'Empereur?

—Oui; et l'Empereur lui-même nous fait dire que nous allons être libres; c'est sa volonté; s'il ne dépendait que de lui, cela serait fait[37].»

Thelenef hausse les épaules, puis il reprend:

«Comment Fedor a-t-il pu faire pour parler à l'Empereur?

—Comment?… il s'est joint à nos gens qui étaient envoyés par tous ceux du pays et des villages voisins, pour aller demandera notre Père…» Ici la mère Pacôme s'arrêta tout court…

«Pour lui demander quoi?»

La vieille, qui s'était aperçue un peu tard de son indiscrétion, prit le parti de se taire obstinément, malgré les questions précipitées du régisseur. Ce brusque silence avait quelque chose d'inusité qui pouvait paraître significatif.

«Mais à la fin, qu'est-ce que vous machinez ici contre nous? s'écria

Thelenef furieux et en prenant la vieille par les deux épaules.

—C'est facile à deviner, dit Xenie en s'avançant pour séparer son père de sa nourrice: vous savez que l'Empereur a fait au printemps de l'année dernière l'acquisition du domaine de ***, voisin du nôtre. Depuis ce temps-là tous nos paysans ne rêvent qu'au bonheur d'appartenir à la couronne. Ils envient leurs voisins dont la condition… à ce qu'ils croient, s'est de beaucoup améliorée, tandis que naguère elle était semblable à la leur; plusieurs vieillards des plus respectés de nos cantons sont venus vous demander, sous divers prétextes, des permissions de voyage: j'ai su, depuis leur départ, qu'ils avaient été choisis comme députés par les autres serfs, pour aller supplier l'Empereur de les acheter, ainsi qu'il acheta leurs voisins. Divers districts des environs se sont réunis aux envoyés du domaine de Vologda, pour présenter une semblable requête à Sa Majesté. On assure qu'ils lui ont offert tout l'argent nécessaire pour acquérir le domaine du prince ***: les hommes avec la terre.

—C'est la vérité, dit la vieille, et mon garçon Fedor, qui les a rencontrés à Saint-Pétersbourg, s'est joint à eux pour aller parler à notre Père; ils sont revenus tous ensemble hier.

—Si je ne vous ai pas instruit de ces tentatives, reprit Xenie en regardant son père interdit, c'est que je savais d'avance qu'elles n'aboutiraient à rien.

—Tu t'es trompée puisqu'ils ont vu le Père.

—Le Père lui-même ne peut pas faire ce qu'on lui demande; il lui faudrait acheter la Russie tout entière.

—Voyez-vous la ruse, répliqua Thelenef, les coquins sont assez riches pour offrir de tels présents à l'Empereur; et avec nous ils font les mendiants, et ils n'ont pas honte de dire que nous les dépouillons de tout, tandis que si nous avions plus de bon sens et moins de bonté, nous leur ôterions jusqu'à la corde avec laquelle ils nous étrangleront.

—Vous n'en aurez pas le temps, monsieur l'intendant,» dit d'une voix très-basse et très-douce un jeune homme qui s'était approché sans être vu, et se tenait debout d'un air sauvage, mais non timide, la toque à la main devant une cépée d'osiers, du milieu de laquelle on le vit sortir comme par enchantement.

«Ah! c'est toi… vaurien! s'écria Thelenef.

—Fedor, tu ne dis rien à ta sœur de lait, interrompit Xenie; tu m'avais tant promis de ne pas m'oublier!!!… Moi, j'ai tenu parole mieux que toi; car je n'ai pas omis un seul jour ton nom dans ma prière, là, au fond de la chapelle, devant l'image de saint Wladimir, qui me rappelait ton départ. T'en souvient-il? c'est dans cette chapelle que tu m'as dit adieu, il y a bientôt un an.»

En achevant ces mots, elle jeta sur son frère un regard de tendresse et de reproche dont la douceur et la sévérité avaient une grande puissance.

«Moi vous oublier!» s'écria le jeune homme en levant les yeux vers le ciel.

Xenie se tut, effrayée de l'expression religieuse, mais un peu farouche de ce regard, habituellement baissé; il avait quelque chose d'inquiétant qui contrastait avec la douceur de la voix, des paroles et des gestes du jeune homme.

Xenie était une de ces beautés du Nord telles qu'on n'en voit en aucun autre pays: à peine semblait-elle appartenir à la terre: la pureté de ses traits, qui rappelait Raphaël, eût paru froideur si la sensibilité la plus délicate n'eût doucement nuancé sa physionomie, que nulle passion ne troublait encore. À vingt ans qu'elle avait ce jour-là même, elle ignorait ce qui agite le cœur: elle était grande et mince; sa taille, un peu frêle, avait une grâce singulière, quoique la lenteur habituelle de ses mouvements en cachât la souplesse: à la voir effleurer l'herbe encore blanche de rosée, on eût dit du dernier rayon de la lune fuyant devant l'aurore sur le lac immobile. Sa langueur avait un charme qui n'appartient qu'aux femmes de son pays, plutôt belles que jolies; mais parfaitement belles quand elles le sont, ce qui est rare parmi celles d'une classe inférieure; car, en Russie, il y a de l'aristocratie dans la beauté; les paysannes y sont en général moins bien douées par la nature que les grandes dames. Xenie était belle comme une reine, et elle avait la fraîcheur d'une villageoise.