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Leurs nobles figures, qui selon le dire de la nourrice, avaient quelques traits de ressemblance, ainsi que leurs caractères, brillaient toutes deux au soleil du matin parmi des groupes d'animaux dont ils semblaient les rois. On eût cru voir Adam et Ève peints par Albert Durer. Xenie était calme et presque joyeuse, tandis que la physionomie du jeune homme trahissait de violentes émotions mal déguisées sous une impassibilité affectée.

Xenie, malgré son sûr instinct de femme, fut trompée cette fois par le silence de Fedor; elle n'attribuait le chagrin de son frère qu'à des souvenirs pénibles, et pensait que la vue des lieux où il avait souffert suffisait pour aigrir sa douleur; elle comptait toujours sur l'amour et sur l'amitié pour achever de guérir sa plaie.

En quittant son frère, elle lui promit d'aller le voir souvent dans la cabane de sa nourrice.

Le dernier regard de Fedor effraya pourtant la jeune fille: il y avait plus que de la tristesse dans ce regard: il y avait une joie féroce, tempérée par une inexplicable sollicitude. Elle craignait qu'il ne devînt fou.

La folie lui avait toujours causé une terreur qui lui paraissait surnaturelle, et comme elle attribuait cette crainte à un pressentiment, sa superstition augmentait l'inquiétude qu'elle ressentait. La peur, quand on la prend pour une prophétie, devient indomptable…; d'un pressentiment vague et fugitif on fait une destinée; à force de prévoyance l'imagination crée ce qu'elle redoute; raison, vérité, réalité, elle finit par vaincre le sort, et par dominer les événements pour réaliser ses chimères.

Quelques jours s'étaient écoulés pendant lesquels Thelenef avait fait de fréquentes absences. Xenie, tout entière au chagrin que lui causait l'incurable mélancolie dont Fedor paraissait atteint depuis son retour, n'avait vu que sa nourrice et pensé qu'à son frère.

Un soir, elle était au château; son père, sorti depuis le matin, avait fait dire qu'on ne l'attendît point pour la nuit. Xenie, habituée à ces voyages, n'avait nul souci de l'absence de Thelenef; l'étendue des domaines qu'il régissait l'obligeait à se déplacer souvent, et pour un temps assez long. Elle lisait. Tout à coup sa nourrice se présente devant elle.

«Que me veux-tu si tard? lui dit Xenie.

—Venez prendre votre thé chez nous, je vous l'ai préparé, répliqua la nourrice[39].

—Je ne suis pas habituée à sortir à cette heure.

—Il faut pourtant sortir aujourd'hui. Venez; que craignez-vous avec moi?»

Xenie, accoutumée à la taciturnité des paysans russes, pense que sa nourrice lui a préparé quelque surprise. Elle se lève et suit la vieille.

Le village était désert. D'abord Xenie le crut endormi; la nuit, parfaitement calme, n'était pas très-obscure; aucun souffle de vent n'agitait les saules du marécage ni ne courbait les grandes herbes de la prairie; pas un nuage ne voilait les étoiles. On n'entendait ni l'aboiement lointain du chien ni le bêlement de l'agneau; la cavale ne hennissait pas en galopant derrière les lisses de son parc, le bœuf avait cessé de mugir sous le toit des chaudes étables; le pâtre ne chantait plus sa note mélancolique, pareille à la tenue qui précède la cadence du rossignoclass="underline" un silence plus profond que le silence ordinaire de la nuit régnait dans la plaine, et pesait sur le cœur de Xenie, qui commençait à éprouver des mouvements de terreur indéfinissables, sans oser hasarder une question. L'ange de la mort a-t-il passé sur Vologda? pensait tout bas la tremblante jeune fille…

Une lueur soudaine paraît à l'horizon.

«D'où vient cette clarté? s'écrie Xenie épouvantée.

—Je ne sais, réplique la vieille; ce sont peut-être les derniers rayons du jour.

—Non, dit Xenie, un village brûle.

—Un château, répond Élisabeth d'un son de voix caverneux; c'est le tour des seigneurs.

—Que veux-tu dire? reprend Xenie en saisissant avec effroi le bras de sa nourrice; les sinistres prédictions de mon père vont-elles s'accomplir?

—Hâtons-nous; il faut presser le pas, j'ai à vous conduire plus loin que notre cabane, réplique Élisabeth.

—Où veux-tu donc me mener?

—En lieu sûr; il n'y en a plus pour vous à Vologda.

—Mais mon père, qu'est-il devenu? Je n'ai rien à craindre pour moi, où est mon père?

—Il est sauvé.

—Sauvé!… de quel péril? par qui? qu'en sais-tu?… Ah! tu me tranquillises pour faire de moi ce que tu veux!

—Non, je vous le jure par la lumière du Saint-Esprit, mon fils l'a caché, et il a fait cela pour vous, au risque de sa propre vie, car tous les traîtres vont périr cette nuit.

—Fedor a sauvé mon père! quelle générosité!

—Je ne suis point généreux, mademoiselle», dit le jeune homme en s'approchant pour soutenir Xenie prête à défaillir.

Fedor avait voulu accompagner sa mère jusqu'à la porte du château de Vologda où il n'avait pas osé entrer avec elle: resté à la tête du pont il s'était tenu caché à quelque distance, puis il avait suivi de loin les deux femmes pour protéger la fuite de Xenie, sans se laisser voir. Le saisissement qui troublait les sens de sa sœur le força de se montrer et de s'approcher d'elle pour la secourir. Mais celle-ci retrouva bientôt l'énergie que le danger réveille dans les âmes fortes.

«De grands événements se préparent; explique-moi ce mystère: Fedor, qu'y a-t-il?

—Il y a que les Russes sont libres et qu'ils se vengent; mais hâtez-vous de me suivre, reprit-il en la forçant d'avancer.

—Ils se vengent!… mais sur qui donc?… je n'ai fait de mal à personne, moi.

—C'est vrai, vous êtes un ange… pourtant j'ai peur que dans le premier moment on ne fasse grâce à personne. Les insensés!! ils ne voient que des ennemis dans nos anciens maîtres et dans toute leur race; l'heure du carnage est arrivée: fuyons. Si vous n'entendez pas le tocsin, c'est qu'on a défendu de sonner les cloches, parce que le glas pourrait avertir nos ennemis; d'ailleurs il ne retentit pas assez loin; on a décidé que les dernières lueurs du soleil du soir seraient le signal de l'incendie des châteaux et du massacre de tous leurs habitants.

—Ah!… tu me fais frémir!»

Fedor reprit, tout en forçant la jeune fille à presser le pas, «j'étais nommé pour marcher avec les plus jeunes et les plus braves sur la ville de ***, où les nôtres vont surprendre la garnison qui n'est composée que de quelques vétérans. Nous sommes les plus forts; j'ai pensé qu'on pouvait se passer de moi pour la première expédition; alors j'ai manqué sciemment à mon devoir, j'ai trahi la cause sainte, déserté le bataillon sacré pour courir au lieu où je savais que je trouverais votre père; averti à temps par moi, Thelenef s'est caché dans une cabane dépendante des domaines de la couronne. Mais maintenant je frémis qu'il ne soit trop tard pour vous sauver, dit-il en l'entraînant toujours vers la retraite qu'il lui avait choisie. L'espoir de protéger votre père m'a fait perdre un temps précieux pour vous; je croyais vous obéir, et je pensais que vous ne me reprocheriez pas le retard; d'ailleurs, vous êtes moins exposée que Thelenef, nous vous sauverons encore, je l'espère.

—Oui, mais toi, toi, tu t'es perdu, dit la mère d'un ton douloureux, et que le silence qu'elle vient de s'imposer rend plus passionné.