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—Perdu! interrompit Xenie, mon frère s'est perdu pour moi!

—N'a-t-il pas déserté à l'heure du combat? reprit la vieille; il est coupable, on le tuera.

—J'ai mérité la mort.

—Et je serais cause de ton malheur, s'écrie Xenie; non, non, tu fuiras, tu te cacheras avec moi.

—Jamais.»

Pendant la marche précipitée des fugitifs, la clarté de l'incendie croissait en silence, et du bord de l'horizon où d'abord on l'avait vue poindre elle s'étendait déjà dans le ciel; pas un cri, pas un coup de fusil, pas un tintement de cloche ne trahissait l'approche du désordre, c'était un massacre muet. Ce calme d'une belle nuit favorisant tant de meurtres, cette conspiration doublement formidable par le secret avec lequel elle avait été ourdie[40] et par l'espèce de complicité de la nature, qui semblait assister avec plaisir aux apprêts du carnage, remplissaient l'âme d'épouvante. C'était comme un jugement de Dieu. La Providence pour les punir laissait faire les hommes.

«Tu n'abandonneras pas ta sœur, continua Xenie en frissonnant.

—Non, mademoiselle; mais, une fois tranquille sur votre vie, j'irai me livrer moi-même.

—J'irai avec toi, reprit la jeune fille en lui serrant le bras convulsivement; je ne te quitte plus. Tu crois donc que la vie était tout pour moi.»

En ce moment les fugitifs virent défiler devant eux à la lueur des étoiles un cortège d'ombres silencieuses et terribles. Ces figures passaient tout au plus à une centaine de pas de Xenie. Fedor s'arrêta.

«Qu'est-ce que cela? dit la jeune fille à voix basse.

—Taisez-vous, reprend Fedor encore plus bas et en se tapissant contre un mur de planches qui les abrite sous son ombre épaisse; puis quand le dernier fantôme eut traversé la route:

—C'est un détachement de nos gens qui marche en silence pour aller surprendre le château du comte ***. Nous sommes en péril ici; hâtons-nous.

—Où me conduis-tu donc?

—D'abord chez un frère de ma mère, à quatre verstes[41] de Vologda; mon vieil oncle n'a plus sa tête, c'est un innocent, il ne nous trahira pas. Là, vous changerez d'habits en toute hâte, car ceux que vous portez vous feraient reconnaître; en voici d'autres; ma mère restera près de son frère, et j'espère avant la fin de la nuit vous faire arriver à la retraite où j'ai laissé Thelenef. Aucun lieu n'est sûr dans notre malheureux canton; mais celui-là est encore le plus à l'abri des surprises.

—Tu veux me rendre à mon père, merci; mais une fois là?… dit la jeune fille avec anxiété.

—Une fois là… je vous dirai adieu.

—Jamais.

—Non, non, Xenie a raison, tu resteras avec eux, s'écrie la pauvre mère.

—Thelenef ne me le permettrait pas, réplique le jeune homme avec amertume.

Xenie sent que ce n'est pas le moment de répondre. Les trois fugitifs poursuivent leur route en silence et sans accident jusqu'à la porte de la cabane du vieux paysan.

Elle n'était pas fermée à clef; ils entrent en poussant un loquet avec précaution. Le vieillard dormait, enveloppé dans une peau de mouton noir étendue sur un des bancs rustiques qui faisaient divan autour de la salle. Au-dessus de sa tête une petite lampe brûlait suspendue devant une madone grecque presque entièrement cachée sous des applications d'argent qui figuraient la coiffure et le vêtement de la Vierge. Une bouilloire pleine d'eau chaude, une théière et quelques tasses étaient restées sur la table. Peu de moments avant l'arrivée de la mère Pacôme et de Fedor, l'épouse de celui-ci avait quitté la chaumière de leur oncle, pour aller avec son enfant se réfugier chez son père. Fedor ne parut ni surpris ni contrarié de la trouver partie: il ne lui avait pas dit de l'attendre, il désirait que la retraite de Xenie fût ignorée de tout le monde.

Après avoir allumé une lampe à celle de l'image, il conduisit sa mère et sa sœur de lait dans un petit cabinet presque percé à jour, et qui faisait soupente au-dessus de la pièce d'entrée. Toutes les maisons des paysans russes se ressemblent.

Resté seul, Fedor s'assit sur la première marche du petit escalier que venait de monter sa sœur; alors, non sans lui recommander encore une fois à travers le plancher de ne pas perdre un instant, il appuya ses deux coudes sur ses genoux et pencha la tête dans ses mains d'un air pensif.

Xenie, de son petit cabinet, aurait pu entendre tout ce qui se serait dit dans la salle silencieuse; elle répondit à son frère qu'il ne l'attendrait pas longtemps.

A peine avait-elle dénoué le paquet de ses nouveaux vêtements que Fedor, se levant avec l'expression d'une vive anxiété, siffle doucement pour appeler sa mère. «Que veux-tu? répond celle-ci à voix basse.

—Éteignez votre lampe, j'entends des pas, réplique le jeune homme à voix plus basse. Éteignez donc votre lampe, elle brille à travers les fentes; surtout ne faites aucun mouvement.»

La lumière d'en haut s'éteint, tout reste en silence.

Quelques moments se passent dans une attente pleine d'angoisse, une porte s'ouvre, Xenie respire à peine, un homme entre couvert de sueur et de sang. «C'est toi, compère Basile, dit Fedor en s'avançant au devant de l'étranger: tu viens seul?

—Non pas; un détachement de nos gens est là qui m'attend devant la porte… Pas de lumière?

—Je vais t'en donner», répond Fedor en montant les marches du petit escalier qu'il redescend à l'instant pour aller rallumer à la lampe de la madone celle qu'il vient de retirer des mains tremblantes de sa mère; il n'a fait qu'entr'ouvrir la porte contre laquelle les deux femmes restent appuyées pour mieux écouter.

«Tu veux du thé, compère?

—Oui.

—En voici.»

Le nouveau venu se mit à vider par petites gorgées la tasse que lui présentait Fedor.

Cet homme portait une marque de commandement sur la poitrine: vêtu comme les autres paysans, il était armé d'un sabre nu et ensanglanté; sa barbe épaisse et rousse lui donnait un air dur que ne tempérait nullement son regard de bête sauvage. Ce regard, qui ne peut se fixer sur rien, est fréquent parmi les Russes, excepté chez ceux qui sont tout à fait abrutis par l'esclavage; ceux-ci ont des yeux sans regard. Sa taille n'était pas haute, il avait le corps trapu, le nez camus, le front bombé mais bas, les pommettes de ses joues étaient très-saillantes et rouges, ce qui dénotait l'abus des liqueurs fortes. Sa bouche serrée laissait voir en s'ouvrant des dents blanches, mais aiguës et séparées: cette bouche était celle d'une panthère; la barbe touffue et emmêlée paraissait souillée d'écume; les mains étaient tachées de sang.

«D'où te vient ce sabre? dit Fedor.

—Je l'ai arraché des mains d'un officier que je viens de tuer avec son arme même. Nous sommes vainqueurs, la ville de *** est à nous… Ah! nous avons fait là bombance… et maison nette!… Tout ce qui n'a pas voulu se joindre à notre troupe et piller avec nous y a passé: femmes, enfants, vieillards, enfin tout!… Il y en a qu'on a fait bouillir dans la chaudière des vétérans sur la grande place…[42] Nous nous chauffions au même feu où cuisaient nos ennemis; c'était beau!»

Fedor ne répondit pas.