L'effort qu'ils faisaient depuis longtemps pour se cacher leurs pensées, avait irrité les fibres de leur cerveau; ils furent surpris sans défense par le sentiment du ridicule, la seule émotion sans doute à laquelle ils ne s'étaient point préparés; ainsi malgré leurs efforts, ou plutôt à cause de leurs efforts pour rester calmes, ils s'abandonnèrent à des rires désordonnés et qui dégénérèrent bientôt en spasmes effrayants. Les gardiens, que leur expérience révolutionnaire éclairait sur ce phénomène du rire sardonique, eurent pitié de ma mère plus que dans une autre occasion, quatre ans avant cette époque, la populace de Paris, moins expérimentée, n'avait eu pitié de la fille de M. Berthier.
Ces hommes entrèrent dans la salle, et emportèrent ma mère pendant une crise nerveuse qui se manifestait par des accès de rire toujours renouvelés, tandis que mon père resta seul livré aux mêmes convulsions.
Telle fut la dernière entrevue des deux époux, et tels furent les premiers récits dont on berça mon enfance.
Ma mère avait recommandé le silence autour de moi; mais les gens du peuple aiment à raconter les catastrophes auxquelles ils ont survécu. Les domestiques ne me parlaient que des malheurs de mes parents. Aussi, jamais je n'oublierai l'impression de terreur que m'a causée mon début parmi les hommes.
Ma première affection fut la crainte. Cette peur de la vie est un sentiment qui devrait être partage avec plus ou moins d'énergie par tous les hommes, car tous auront leur mesure de douleur à combler en ce monde. C'est sans doute ce sentiment qui m'a fait comprendre la religion chrétienne avant qu'on me l'enseignât; j'ai senti en naissant que je venais de tomber dans un lieu d'exil.
Revenu à lui-même, mon père passa le reste de la nuit à se remettre de la crise qu'il venait de subir: vers le matin, il écrivit à sa femme une lettre admirable de sang-froid et de courage. Elle a été publiée dans les Mémoires du temps, ainsi que l'avait été celle de mon grand-père à ce même fils qui mourait pour avoir voulu défendre son père, et pour n'avoir voulu ni rester à la cour de Prusse comme émigré, ni se sauver de prison, en risquant la vie d'une jeune fille inconnue.
M. Girard, son ancien gouverneur, était resté tendrement attaché à cet élève dont il se glorifiait. Retiré à Orléans, pendant la terreur, il apprit la mort de mon père par le journaclass="underline" cette nouvelle inattendue lui causa un tel saisissement, qu'il mourut à l'instant frappé d'apoplexie.
Si les ennemis mêmes de mon père ne parlaient de lui qu'avec une sorte de respect involontaire, combien ses amis ne devaient-ils pas le chérir? Il avait une simplicité de manières qui explique l'intérêt qu'inspirait son mérite. Sa modestie non affectée, la douceur de son langage, lui firent pardonner sa supériorité, à l'époque où le démon de l'envie régnait sans contrôle sur le monde. Il a sans doute pensé plus d'une fois, pendant la dernière nuit, aux prédictions de ses amis de Berlin; mais je ne crois pas qu'il se soit repenti du parti qu'il avait pris: il était d'un temps où la vie, quelque pleine d'espérances qu'elle fût, paraissait peu de chose en comparaison du témoignage d'une conscience pure. On ne saurait désespérer d'un pays, tant qu'il s'y trouve des hommes dans le cœur desquels le devoir parle plus haut que toutes les affections.
LETTRE TROISIÈME À M***.
Suite de la vie de ma mère.—Son isolement entre tous les partis.—Elle veut émigrer.—Son arrestation.—Papiers mal cachés.—Protection providentielle.—Maison dévastée.—Dévouement de Nanette, ma bonne.—Son imprudence au tombeau de Marat.—Dévots au nouveau saint.—Vie de ma mère en prison.—Mesdames de Lameth, d'Aiguillon, et de Beauharnais: plus tard l'Impératrice Joséphine.—Caractère de ces jeunes femmes.—Portrait de ma mère.—Anecdotes à ajouter aux Mémoires du temps.—Un polichinelle aristocrate.—Une femme du peuple emprisonnée parmi les grandes dames.—Son caractère.—Elle est guillotinée avec son mari.—La partie de barres.—Le décadi en prison.—Visites domiciliaires.—Plaisanterie de Dugazon.—Interrogatoire.—Le président cordonnier et bossu.—Trait de caractère.—Le soulier de peau anglaise.—Le maître maçon Jérôme.—Terrible moyen de salut.—Le carton fatal.—Le 9 thermidor.—Fin de la terreur.—Raffinements de quelques historiens sur le caractère de Robespierre.—Les prisons, après sa chute.—La pétition de Nanette, apostillée par des ouvriers.—Le bureau de Legendre.—Délivrance.—Retour de ma mère dans sa maison.—La misère.—Trait de délicatesse du maître maçon Jérôme.—Bon sens de cet homme.—Sa mort.—Voyage de ma mère en Suisse.—Son entrevue avec madame de Sabran, sa mère.—La romance du Rosier reçue en prison.—Jugement de Lavater sur le caractère de ma mère.—Manière dont elle passait sa vie sous l'Empire.—Ses amis.—Second voyage en Suisse en 1814.—Sa mort en 1826 à 36 ans.
Berlin, ce 28 juin 1839.
Puisque j'ai commencé à vous faire le récit des malheurs de ma famille, je veux le compléter aujourd'hui. Il me semble que cet épisode de notre révolution, raconté par le fils des deux personnes qui y jouèrent le principal rôle, doit avoir un intérêt indépendant de votre amitié pour moi.
Ma mère venait de perdre tout ce qui rattachait à son pays; elle n'avait plus d'autre devoir que celui de sauver ses jours et de conserver la vie de son unique enfant.
D'ailleurs, en France, elle avait bien plus à souffrir que les autres proscrits.
Notre nom, entaché de libéralisme, paraissait aussi odieux aux aristocrates d'alors, qu'il l'était aux Jacobins. Les partisans exclusifs et passionnés de l'ancien régime, ne pouvaient pardonner à mes parents le parti qu'ils avaient pris au commencement de la révolution, pas plus que les terroristes ne leur pardonnaient la modération de leur patriotisme républicain. Dans ce temps-là, en France, un homme de bien pouvait mourir sur l'échafaud sans être plaint ni regretté de personne.
Le parti des Girondins, qui étaient les doctrinaires de cette époque, aurait défendu mon père: il était anéanti; du moins, avait-il disparu depuis le triomphe de Robespierre.
Ma mère se trouvait donc plus isolée que la plupart des autres victimes des Jacobins. Ayant adopté par dévouement les opinions de son mari, elle s'était décidée à abandonner la société dans laquelle elle avait passé sa vie, et elle n'en avait pas retrouvé une autre; ce qui restait du monde d'autrefois, de ce monde qu'on a depuis appelé le faubourg Saint-Germain, n'était pas désarmé par nos malheurs; et peu s'en fallait que les aristocrates purs ne sortissent de leurs cachettes pour faire chorus avec les Marseillais, quand on criait dans les carrefours la condamnation du traître Custine.
Le parti des réformateurs prudents, celui des hommes du pays, des hommes dont l'amour pour la France est indépendant de la forme du gouvernement adopté par les Français, ce parti qui fait aujourd'hui une nation, n'était pas encore représenté chez nous. Mon père venait de mourir martyr des espérances de cette nation qui n'était pas née, et ma mère, a vingt-deux ans, subissait les fatales conséquences de la vertu de son mari, vertu trop sublime pour être appréciée par des hommes qui n'en pouvaient comprendre les motifs. L'énergique modération de mon père était méconnue de ses contemporains, et sa gloire injuriée poursuivait sa femme du fond du tombeau; ma pauvre mère, chargée d'un nom qui représentait l'impartialité, au milieu d'un monde plein de passions, se voyait abandonnée de tous dans son infortune. D'autres avaient la consolation de se plaindre ensemble: ma mère restait seule à pleurer.