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«Tu ne dis rien?

—Je pense.

—Et qu'est-ce que tu penses?

—Je pense que nous jouons gros jeu… La ville était sans défense: quinze cents habitants et cinquante vétérans sont bientôt mis hors de combat par deux mille paysans tombant sur eux à l'improviste; mais un peu plus loin il y a des forces considérables; on s'est trop pressé, nous serons écrasés.

—Oui-da!… et la justice de Dieu, donc; et la volonté de l'Empereur!! Blanc-bec, ne sais-tu pas d'ailleurs qu'il n'est plus temps de reculer? Après ce qui vient de se passer, il faut vaincre ou mourir… Écoute-moi donc, au lieu de détourner ainsi la tête… Nous avons mis tout à feu et à sang, m'entends-tu bien? Après un tel carnage, plus de pardon possible. La ville est morte; on dirait qu'on s'y est battu huit jours. Quand nous nous y mettons, nous autres, nous allons vite en besogne… Tu n'as pas l'air content de notre triomphe.

—Je n'aime pas qu'on tue des femmes.

—Il faut savoir se débarrasser du mauvais sang une fois pour toutes.»

Fedor garde le silence. Basile poursuit tranquillement son discours qu'il n'a interrompu que pour avaler des gorgées de thé.

«Tu as l'air bien triste, mon fils?»

Fedor continue de se taire.

«C'est pourtant ton fol amour pour la fille de Thelenef, de notre mortel ennemi, qui t'a perdu.

—Moi, de l'amour pour ma sœur de lait; y pensez-vous? j'ai de l'amitié pour elle, sans doute, mais…

—Ta… ta… ta…, drôle d'amitié que la tienne!… à d'autres!»

Fedor se lève et veut lui mettre la main sur la bouche.

«Que me veux-tu donc enfant? ne dirait-on pas qu'on nous écoute?» poursuit Basile sans changer de contenance.

Fedor interdit reste immobile; le paysan poursuit:

«Ce n'est pas moi qui serai ta dupe, son père Thelenef ne l'était pas plus que moi quand il t'a maltraité…, tu sais bien…; il te souvient de ce qu'il t'a fait avant ton mariage.»

Fedor veut encore l'interrompre.

«Ah ça, me laisseras-tu parler? oui ou non!… Tu n'as pas oublié, ni moi non plus, qu'il t'a fait fouetter un jour. C'était pour te punir non pas de je ne sais quelle faute inventée par lui, mais de ton secret amour pour sa fille; il prit le premier prétexte venu pour cacher le fond de sa pensée. Il voulait te faire partir du pays avant que le mal fût sans remède.»

Fedor, dans la plus violente agitation, arpentait la chambre sans proférer un seul mot. Il se mordait les mains dans une rage impuissante.

«Vous me rappelez un triste jour, compère; parlons d'autre chose.

—Je parle de ce qui me plaît, moi; si tu ne veux pas me répondre, permis à toi; je veux bien parler tout seul; mais, encore une fois, je ne permets pas qu'on m'interrompe. Je suis ton ancien, le parrain de ton enfant nouveau-né, ton chef… Vois-tu ce signe sur ma poitrine? c'est celui de mon grade dans notre armée: j'ai donc le droit de parler devant toi…, et si tu dis un mot, j'ai mes hommes qui bivouaquent là-bas! d'un coup de sifflet, je les fais venir autour de la maison qui ne sera pas longtemps à brûler comme un flambeau de résine… tu n'as qu'à dire… aussi bien… patience… nous reculons pour mieux… mais patience!»

Fedor s'assied en affectant l'air le plus insouciant.

«A la bonne heure!! continue Basile en grommelant dans ses dents… Ah! je te rappelle un souvenir désagréable, pas vrai? c'est que tu l'as trop oublié ce souvenir-là, vois-tu, mon fils; puis élevant la voix: je veux te raconter ta propre histoire; ça sera drôle; tu verras au moins que je sais lire dans les pensées, et s'il y avait jamais en toi l'étoffe d'un traître…»

Ici Basile s'interrompt encore, ouvre un vasistas et parle à l'oreille d'un homme qui se présente à la lucarne accompagné de cinq autres paysans tous armés comme lui, et qu'on entrevoit dans l'ombre.

Fedor avait saisi son poignard; il le replace dans sa ceinture: la vie de Xenie est en jeu, la moindre imprudence ferait brûler la maison et périr tout ce qu'elle renferme!… il se contient…; il voulait revoir sa sœur… Qui peut analyser tous les mystères de l'amour? Le secret de sa vie venait d'être révélé à Xenie sans qu'il y eût de sa faute; et dans cet instant si terrible il n'éprouvait qu'une joie immense!… Qu'importe la courte durée de la félicité suprême, n'est-elle pas éternelle tant qu'on la sent?… Mais ces puissantes illusions du cœur seront toujours inconnues aux hommes qui ne sont pas capables d'aimer. L'amour vrai n'est point soumis au temps, sa mesure est toute surnaturelle… ses allures ne sauraient être calculées par la froide raison humaine.

Après un silence, la voix criarde de Basile fit enfin cesser la douce et douloureuse extase de Fedor.

«Mais puisque tu n'aimais pas ta femme, pourquoi l'avoir épousée? tu as fait là un mauvais calcul!»

Cette question bouleversait de nouveau l'âme du jeune homme.

Dire qu'il aimait sa femme, c'était perdre tout ce qu'il venait de gagner… «Je croyais l'aimer, répliqua-t-il; on me disait qu'il fallait me marier, savais-je ce que j'avais dans le cœur? Je voulais complaire à la fille de Thelenef; j'obéis sans réflexion; n'est-ce pas notre habitude, à nous autres?

—C'est cela! tu prétends que tu ne savais pas ce que tu voulais! Eh bien, je vais te le dire, moi, tu voulais tout simplement te réconcilier avec Thelenef…

—Ah! vous me connaissez mal!

—Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même peut-être; tu as pensé: on a toujours besoin de ses tyrans, alors tu as cédé pour obtenir le pardon de Thelenef; en vérité, nous en aurions tous fait autant à ta place; mais ce que je te reproche, c'est de vouloir me tromper, moi qui devine tout. Il n'y avait pas d'autre moyen pour regagner la faveur du père que de le rassurer sur les suites de ton amour pour la fille; et voilà comment tu t'es marié, sans égard aux chagrins de ta pauvre femme que tu condamnais à un malheur éternel, et que tu n'as pas craint d'abandonner au moment où elle espérait te donner un fils.

—Je l'ignorais quand je l'ai quittée; elle m'avait caché son état; encore une fois, j'ai agi sans projet; j'étais habitué à me laisser guider par ma sœur de lait; elle a tant d'esprit!

—Oui, c'est dommage…

—Comment?

—Je dis que c'est dommage; ce sera une perte pour le pays.

—Vous pourriez!…

—Nous pourrons l'exterminer tout comme les autres… Crois-tu que nous serons assez simples pour ne pas verser jusqu'à la dernière goutte du sang de Thelenef, de notre plus mortel ennemi?

—Mais elle ne vous a jamais fait que du bien.

—Elle est sa fille, c'est assez!… Nous enverrons le père en enfer, et la fille en paradis. Voilà toute la différence[43].

—Vous ne commettrez pas une telle horreur!

—Qui nous en empêchera?

—Moi.

—Toi, Fedor! toi, traître! toi qui es mon prisonnier: toi qui as déserté l'armée de tes frères, au moment du combat pour…» Il ne put achever.

Depuis quelques instants, Fedor, pour dernier moyen de salut, se préparait à le frapper; il s'élance sur lui comme un tigre et, visant juste entre les côtes, il lui enfonce son poignard jusqu'au cœur. En même temps il étouffe un commencement de cri, le seul, avec une pelisse qu'il trouve sous sa main; les derniers râlements du mourant n'épouvantent pas Fedor; ils sont trop faibles pour être entendus au dehors. Rassurant sa mère d'un mot, il se met en devoir de lui rendre la lampe, afin de préparer de nouveau la fuite de Xenie; mais au moment où il passe devant le vieillard endormi, celui-ci se réveille en sursaut. «Qui es-tu, jeune homme? dit-il à son neveu qu'il ne reconnaît pas, et dont il saisit le bras avec force. Quelle vapeur! du sang!… Puis jetant avec horreur ses regards autour de la chambre: un mort!…»