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Fedor avait éteint sa lampe, mais celle de la madone brûlait toujours; «à l'assassin! à l'assassin!… au secours! à moi, à moi,» crie le vieillard d'une voix de tonnerre. Fedor ne put arrêter ces cris qui furent poussés plus vite qu'on ne saurait les répéter, car l'épouvante du vieillard était au comble, et sa force très-grande encore; le malheureux jeune homme cherchait en vain ce qu'il pouvait faire;… Dieu ne le protégeait pas!… La troupe de Basile aux aguets entend les cris du vieillard; avant que Fedor pût se dégager des puissantes étreintes du pauvre insensé dont un reste de respect lui faisait épargner la vie, six hommes munis de cordes, armés de fourches, de pieux et de faux, se précipitent dans la cabane; saisir Fedor, le désarmer, le garrotter, c'est l'affaire d'un instant; on l'entraîne. «Où me conduisez-vous?…

—Au château de Vologda pour t'y brûler avec Thelenef;… tu vois que ta trahison ne l'a pas sauvé.»

Ces mots furent prononcés par le plus ancien de la troupe. Fedor ne répondant point, cet homme continua tranquillement: «Tu n'avais pas prévu que notre victoire serait si complète et si prompte: notre armée se répand partout à la fois, c'est une inondation de la justice divine: nul ne nous échappera, nos ennemis se sont pris à leurs propres pièges; Dieu est avec nous; on se défiait de toi, nous t'observions de près; Thelenef a été suivi et saisi dans la cachette où tu l'avais conduit: vous mourrez ensemble, le château brûle déjà.»

Fedor, sans proférer une parole, baisse la tête et suit ses bourreaux; il lui semble qu'en s'éloignant avec rapidité de la fatale cabane, il sauve encore Xenie.

Six hommes portent devant lui le corps de Basile: six autres les escortent avec des torches: le reste suit sans proférer une parole. Le lugubre cortége traverse en silence les campagnes incendiées. De moment en moment, l'horizon semble se rétrécir: un cercle de feu borne la plaine. Vologda brûle, la ville de *** brûle, tous les châteaux, toutes les métairies du prince *** brûlent avec plusieurs villages des environs; les forêts elles-mêmes brûlent; le carnage est partout. L'incendie éclaire les plus secrètes profondeurs des futaies; l'ombre est bannie de la solitude, il n'y a plus de solitude; qui peut se cacher dans une plaine quand les forêts sont de feu? point d'asile assuré contre ce torrent de lumière qui s'étend de tous côtés, l'épouvante est au comble; l'obscurité chassée des halliers enflammés a disparu, la nuit a fui et pourtant le soleil n'est pas levé!…

Le cortége de Fedor se grossit de tous les maraudeurs qui parcourent la campagne. La foule est grande; on arrive enfin sur la place du château.

Là, quel spectacle attendait le prisonnier!

Le château de Vologda, bâti tout en bois, est devenu un immense bûcher dont la flamme s'élève jusqu'au ciel!!! Les paysans, qui avaient cerné cet antique manoir avant d'y mettre le feu, pensent avoir brûlé Xenie dans l'habitation même de son père.

Une ligne de barques serrées l'une contre l'autre complète sur l'eau le cercle du blocus de terre. Au milieu de la demi-lune formée devant le château par l'armée des insurgés, le malheureux Thelenef, arraché à sa retraite et apporté de force sur cette place désignée pour son supplice, est garrotté contre un poteau. De toutes parts la foule des vainqueurs, curieuse d'un tel spectacle, afflue au lieu du rendez-vous.

La troupe, qui venait d'escorter les victimes vivantes, formait cercle autour de sa proie, et elle étalait à la lueur de l'incendie ses dégoûtantes bannières: quels drapeaux, bon Dieu! c'étaient les dépouilles sanglantes des premières victimes; elles étaient portées sur des sabres et sur des piques. On voyait des têtes de femmes aux chevelures flottantes, des lambeaux de corps sur des fourches, des enfants mutilés, des ossements tout dégouttants:… hideux fantômes qu'on eût dit échappés de l'enfer pour venir assister aux bacchanales des derniers habitants de la terre.

Ce soi-disant triomphe de la liberté était une scène de la fin du monde. Les flammes et les bruits qui sortaient du château, foyer de l'incendie, ressemblaient à l'éruption d'un volcan. La vengeance des peuples est comme la lave qui bouillonne longtemps dans les profondeurs de la terre avant de se faire jour au sommet du mont. Des murmures confus parcourent la foule, mais on ne distingue nulle voix, si ce n'est celle de la victime, dont les imprécations réjouissent les bourreaux. Ces inhumains sont pour la plupart des hommes d'une beauté remarquable; tous ont l'air naturellement noble et doux: ce sont des anges féroces, des démons au visage céleste. Fedor lui-même ressemble en beau à ses persécuteurs. Tous les Russes de pure race slave ont un air de famille; et même lorsqu'ils s'exterminent, on voit que ce sont des frères: circonstances qui rend le carnage plus horrible. Voilà ce que peut devenir l'homme de la nature quand il s'abandonne à des passions excitées par une civilisation trompeuse.

Mais alors ce n'est plus l'homme de la nature; c'est l'homme perverti par une société marâtre. L'homme de la nature n'existe que dans les livres; c'est un thème à déclamation philosophique, un type idéal d'après lequel raisonnent les moralistes comme les mathématiciens opèrent, dans certains calculs, sur des quantités supposées, qu'ils éliminent ensuite pour arriver à un résultat positif. La nature, pour l'homme primitif comme pour l'homme dégénéré, c'est une société quelconque, et quoi qu'on en puisse dire, la plus civilisée est encore la meilleure.

Le cercle fatal s'ouvre un moment pour laisser entrer Fedor et son exécrable cortége; Thelenef était tourné de manière à n'apercevoir pas d'abord son jeune libérateur. Son supplice allait commencer quand un murmure d'épouvante parcourt la foule.

Un spectre!… un spectre!… c'est elle!… s'écrie-t-on de toutes parts. Le cercle se rompt de nouveau et se disperse; les bourreaux fuient devant un fantôme!… La cruauté s'allie volontiers à la superstition.

Pourtant quelques forcenés arrêtent les fuyards… «Revenez, revenez; c'est elle-même, c'est Xenie; elle n'est pas morte!!

—Arrêtez! arrêtez! s'écrie une voix de femme dont l'accent déchirant retentit dans tous les cœurs, mais surtout dans celui de Fedor… Laissez-moi passer, je veux les voir!! c'est mon père! c'est mon frère!… Vous ne m'empêcherez pas de mourir avec eux.»

En achevant ces mots Xenie, échevelée, vient tomber expirante aux pieds de Fedor. Le malheureux jeune homme, immobile à force de saisissement, était devenu insensible à ses liens.

On sent le besoin d'abréger les détails de cette horrible scène. Elle fut longue, mais nous la décrirons en peu de mots; nous la décrirons pourtant, car nous sommes en Russie. Nous demandons grâce d'avance pour ce qu'il nous reste à peindre.

Xenie, dans la cabane où nous l'avions abandonnée, s'était d'abord laissé persuader de se taire, de peur d'aggraver le danger que courait Fedor, qui perdrait toute mesure et toute retenue s'il la voyait dans les mains des assassins; elle craignait aussi d'exposer sa nourrice. Mais une fois les deux femmes seules, la jeune fille s'était échappée pour venir partager le sort de son père.