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Le supplice de Thelenef commença. Quel supplice, bon Dieu! Pour rendre la mort plus affreuse à ce malheureux, on plaça d'abord devant ses yeux Fedor et Xenie, assis et liés à peu de distance de lui sur une grossière estrade que l'on venait de construire à la hâte… puis… puis on lui coupa, à plusieurs reprises, les pieds et les mains, l'un après l'autre, et quand ce tronc mutilé fut presque épuisé de sang, on le laissa mourir en souffletant la tête de ses propres mains, et en étouffant les hurlements de la bouche avec un de ses pieds.

Les femmes du faubourg de Caen mangeant le cœur de M. de Belzunce sur le pont de Vauxelles étaient des modèles d'humanité auprès des spectateurs tranquilles de la mort de Thelenef[44].

Et voilà ce qui se passait il y a peu de mois à quelques journées d'une ville pompeuse où l'Europe entière afflue aujourd'hui pour assister gaiement aux plus belles fêtes du monde; à des fêtes si magnifiques que le pays qui les donne pourrait être réputé le plus civilisé de la terre si l'on n'y voulait voir que les palais.

Achevons notre tâche:

Quand le père eut cessé de souffrir, on voulut, selon le programme de la bacchanale, égorger aussi la fille: un des exécuteurs s'approche pour saisir Xenie par ses cheveux qui flottaient épars et descendaient jusque sur les épaules; mais elle est raide et froide: pendant et depuis le supplice de son père elle n'a pas fait un mouvement, elle n'a pas proféré une parole.

Fedor, par une révolution surnaturelle qui s'opère en lui, retrouve toute sa force et sa présence d'esprit; il brise miraculeusement ses liens, s'arrache des mains de ses gardiens, se précipite vers sa bien-aimée sœur, la presse dans ses bras, l'enlève de la terre et la serre longtemps contre son cœur; puis, la reposant sur l'herbe avec respect, il s'adresse aux bourreaux d'un air calme, de ce calme apparent naturel aux Orientaux, même dans les moments les plus tragiques, de la vie.

«Vous ne la toucherez pas, Dieu a étendu sa main sur elle, elle est folle.

—Folle!! répond la foule superstitieuse: Dieu est avec elle!!

—C'est lui, le traître, c'est son amant qui lui a conseillé de contrefaire la folle!! non, non, il faut en finir avec tous les ennemis de Dieu et des hommes, s'écrient les plus acharnés; d'ailleurs notre serment nous lie: faisons notre devoir; le Père (l'Empereur) le veut, il nous récompensera.

—Approchez donc si vous l'osez, s'écrie encore Fedor dans le délire du désespoir; elle s'est laissé presser dans mes bras sans se défendre. Vous voyez bien qu'elle est folle!! Mais elle parle: écoutez.»

On approche, et l'on n'entend que ces mots:

«C'est donc moi qu'il aimait!»

Fedor, qui seul comprend le sens de cette phrase, tombe à genoux en remerciant Dieu et en fondant en larmes.

Les bourreaux s'éloignent de Xenie avec un respect involontaire. Elle est folle! répètent-ils tout bas…

Depuis ce jour elle n'a jamais passé une minute sans redire les mêmes paroles: «C'est donc moi qu'il aimait!…»

Plusieurs, en la voyant si calme, doutent de sa folie: on croit que l'amour de Fedor, révélé malgré lui, a réveillé dans le cœur de sa sœur la tendresse innocente et passionnée que cette malheureuse jeune fille ressentait depuis longtemps pour lui à leur insu à tous deux, et que cet éclair d'une lumière tardive lui a brisé le cœur.

Nulle exhortation n'a pu jusqu'ici l'empêcher de répéter ces paroles qui sortent mécaniquement de sa bouche avec une volubilité effrayante et sans un instant de relâche: «C'est donc moi qu'il aimait!»

Sa pensée, sa vie se sont arrêtées et concentrées sur l'aveu involontaire de l'amour de Fedor, et les organes de l'intelligence continuant leurs fonctions, pour ainsi dire, par l'effet d'un ressort, obéissent comme en rêve à ce reste de volonté qui leur commande de dire et de redire la parole mystérieuse et sacrée qui suffit à sa vie.

Si Fedor n'a pas péri après Thelenef, ce n'est pas à la fatigue des bourreaux qu'il a dû son salut, c'est à celle des spectateurs; car l'homme inactif se lasse du crime plus vite que l'homme qui l'exécute: la foule, saturée de sang, demanda qu'on remît le supplice du jeune homme à la nuit suivante. Dans l'intervalle, des forces considérables arrivèrent de plusieurs côtés. Dès le matin, tout le canton où la révolte avait pris naissance fut cerné; on décima les villages: les plus coupables, condamnés non à mort, mais à cent vingt coups de knout, périrent; puis on déporta le reste en Sibérie. Cependant les populations voisines de Vologda ne sont point rentrées dans l'ordre; on voit chaque jour des paysans de divers cantons, exilés en masse, partir par centaines pour la Sibérie. Les seigneurs de ces villages désolés se trouvent ruinés; puisque dans ces sortes de propriétés, les hommes font la richesse du maître. Les riches domaines du prince *** sont devenus solitaires.

Fedor, avec sa mère et sa femme, a été forcé de suivre les habitants de son village déserté.

Au moment du départ des exilés, Xenie assistait à la scène, mais sans dire adieu, car ce nouveau malheur ne lui a pas rendu un éclair de raison.

A ce moment fatal, un événement inattendu aggrava cruellement la douleur de Fedor et de sa famille. Déjà sa femme et sa mère étaient sur la charrette; il allait y monter pour les suivre et quitter à jamais Vologda; mais il ne voyait que Xenie, il ne souffrait que pour sa sœur, orpheline, privée de sentiment ou du moins de mémoire, et qu'il abandonnait sur les cendres encore tièdes de leur hameau natal. À présent qu'elle a besoin de tout le monde, pensait-il, des étrangers vont être ses seuls protecteurs; et le désespoir tarissait ses larmes. Un cri déchirant parti de la charrette le rappelle auprès de sa femme qu'il trouve évanouie; un des soldats de l'escorte venait d'emporter l'enfant de Fedor.

«Que vas-tu faire? s'écrie le père ivre de douleur.

—Le poser là, le long du chemin, pour qu'on l'enterre, ne vois-tu pas qu'il est mort? reprend le Cosaque.

—Je veux l'emporter, moi!

—Tu ne l'emporteras pas.»

En ce moment d'autres soldats attirés par le bruit s'emparent de Fedor, qui cédant à la force tombe dans la stupeur, puis il pleure, il supplie: il n'est pas mort, il n'est qu'évanoui; laissez-moi l'embrasser. Je vous promets, dit-il en sanglotant, de renoncer à l'emporter si son cœur ne bat plus. Vous avez peut-être un fils, vous avez un père; ayez pitié de moi, disait le malheureux, vaincu par tant de douleurs! Le Cosaque attendri, lui rend son enfant: à peine le père a-t-il touché ce corps glacé que ces cheveux se hérissent sur son front: il jette les yeux autour de lui, ses regards rencontrent le regard inspiré de Xenie: ni le malheur, ni l'injustice, ni la mort, ni la folie, rien sur la terre n'empêche ces deux cœurs nés pour s'entendre de se deviner: Dieu le veut.

Le jeune homme fait un signe à Xenie, les soldats respectent la pauvre insensée qui s'avance et reçoit le corps de l'enfant des mains du père; mais toujours en silence. Alors la fille de Thelenef, sans proférer une parole, ôte son voile pour le donner à Fedor, puis elle presse le petit corps dans ses bras. Chargé de son pieux fardeau elle reste là debout, immobile jusqu'à ce qu'elle ait vu son bien-aimé frère assis entre une mère qui pleure et une épouse mourante s'éloigner pour toujours du village qui les a vus naître. Elle suit longtemps de l'œil le convoi des mugics déportés; enfin quand le dernier chariot a disparu sur la route de Sibérie, quand elle est seule, elle emporte l'enfant et se met à jouer avec cette froide dépouille en lui donnant les soins les plus ingénieux et les plus tendres.