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Un ciel gris, une eau peu vive, un climat ennemi de la vie, une terre spongieuse, basse, infertile et sans solidité, une plaine si peu variée que la terre y ressemble à de l'eau d'une teinte légèrement foncée, tels sont les désavantages contre lesquels l'homme avait à lutter pour embellir Pétersbourg et ses environs. C'est assurément par un caprice, bien contraire au sentiment du beau, qu'on s'avise de poser sur une table rase une suite de monuments très-plats et qui marquent à peine leur place sur la mousse unie des marécages. Dans ma jeunesse, je m'enthousiasmais au pied des montagneuses côtes de la Calabre devant des paysages dont toutes les lignes étaient verticales, la mer exceptée. Ici au contraire la terre n'est qu'une surface plane qui se termine par une ligne parfaitement horizontale tirée entre le ciel et l'eau. Les hôtels, les palais et les colléges qui bordent la Néva paraissent à peine sortir du sol ou plutôt de la mer; il y en a qui n'ont qu'un étage, les plus élevés en ont trois, et tous semblent écrasés. Les mâts des bateaux dépassent les toits des maisons; ces toits sont de fer peint: c'est propre et léger; mais on les a faits très-plats à l'italienne; autre contre-sens! Les toits pointus conviennent seuls aux pays où la neige abonde. En Russie on est choqué à chaque pas des résultats d'une imitation irréfléchie.

Entre ces carrés d'édifices dont l'architecture veut être romaine, vous apercevez de vastes percées droites et vides qu'on appelle des rues; l'aspect de ces ouvertures, malgré les colonnades classiques qui les bordent, n'est rien moins que méridional. Le vent balaie sans obstacle ces routes alignées et larges comme les allées qui divisent les compartiments d'un camp.

La rareté des femmes contribue à la tristesse de la ville. Celles qui sont jolies ne sortent guère à pied. Les personnes riches qui veulent marcher ne manquent jamais de se faire suivre par un laquais; cet usage est ici fondé sur la prudence et la nécessité.

L'Empereur seul a la puissance de peupler cet ennuyeux séjour, seul il fait foule dans ce bivouac, abandonné sitôt que le maître a disparu. Il prête une passion, une pensée à des machines; enfin il est le magicien dont la présence éveille la Russie et dont l'absence l'endort: dès que la cour a quitté Pétersbourg, cette magnifique résidence prend l'aspect d'une salle de spectacle après la représentation. L'Empereur est la lumière de la lampe. Depuis mon retour de Péterhoff, je ne reconnais pas Pétersbourg; ce n'est plus la ville que j'ai quittée il y a quatre jours: si l'Empereur revenait cette nuit, demain on trouverait un vif intérêt à tout ce qui ennuie aujourd'hui. Il faut être Russe pour comprendre le pouvoir de l'œil du maître; c'est bien autre chose que l'œil de l'amant cité par La Fontaine.

Vous croyez qu'une jeune fille pense à ses amours en présence de l'Empereur. Détrompez-vous, elle pense à obtenir un grade pour son frère: une vieille femme, dès qu'elle sent le voisinage de la cour, ne sent plus ses infirmités; elle n'a pas de famille à pourvoir: n'importe; on fait de la courtisanerie pour le plaisir d'en faire, et l'on est servile sans intérêt; comme on aime le jeu pour lui-même. La flatterie n'a pas d'âge. Ainsi, à force de secouer le fardeau des ans, cette marionnette ridée perd la dignité de la vieillesse: on se sent impitoyable pour la décrépitude agitée, parce qu'elle est ridicule. C'est surtout à la fin de la vie qu'il faudrait savoir pratiquer les leçons du temps, qui ne cesse de nous enseigner le grand art de renoncer. Heureux les hommes qui de bonne heure ont su profiter de ces avertissements!!… le renoncement prouve la force de l'âme: quitter avant de perdre, telle est la coquetterie de la vieillesse.

Elle n'est guère à l'usage des gens de cour; aussi l'exerce-t-on à Saint-Pétersbourg moins que partout ailleurs. Les vieilles femmes remuantes me paraissent le fléau de la cour de Russie. Le soleil de la faveur aveugle les ambitieux et surtout les ambitieuses; il les empêche de discerner leur véritable intérêt qui serait de sauver sa fierté en cachant les misères de son cœur. Au contraire, les courtisans russes, pareils aux dévots perdus en Dieu, se glorifient de leur pauvreté d'âme: ils font flèche de tout bois, ils exercent leur métier à découvert. Ici le flatteur joue les cartes sur la table; et ce qui m'étonne, c'est qu'il puisse encore gagner à un jeu si connu de tout le monde. En présence de l'Empereur l'hydropique respire, le vieillard paralysé devient agile, il n'y a plus de malade, plus de goutteux: il n'y a plus d'amoureux qui brûle, plus de jeune homme qui s'amuse, plus d'homme d'esprit qui pense, il n'y a plus d'homme!!! C'est l'avanie de l'espèce. Pour tenir lieu d'âme à ces apparences humaines, il leur reste un dernier souffle d'avarice et de vanité qui les anime jusqu'à la fin: ces deux passions font vivre toutes les cours, mais ici elles donnent à leurs victimes l'émulation militaire; c'est une rivalité disciplinée qui s'agite à tous les étages de la société. Monter d'un grade en attendant mieux, telle est la pensée de cette foule étiquetée.

Mais aussi quelle prostration de force a lieu quand l'astre qui faisait mouvoir ces atomes flatteurs, n'est plus au-dessus de l'horizon! On croit voir la rosée du soir tomber sur la poussière, ou les nonnes de Robert-le-Diable se recoucher dans leurs sépulcres en attendant le signal d'une nouvelle ronde.

Avec cette continuelle tension de l'esprit de tous et de chacun vers l'avancement, point de conversation possible: les yeux des Russes du grand monde sont des tournesols de palais: on vous parle sans s'intéresser à ce qu'on vous dit, et le regard reste fasciné par le soleil de la faveur.

Ne croyez pas que l'absence de l'Empereur rende la conversation plus libre; il est toujours présent à l'esprit: alors à défaut des yeux c'est la pensée qui fait tournesol. En un mot, l'Empereur est le bon Dieu; il est la vie, il est l'amour pour ce malheureux peuple. C'est en Russie surtout qu'il faudrait répéter sans se lasser la prière du sage: «Mon Dieu, préservez-moi de l'ensorcellement des niaiseries!»

Vous figurez-vous la vie humaine réduite à l'espoir de faire la révérence au maître pour le remercier d'un regard? Dieu avait mis trop de passions dans le cœur de l'homme pour l'usage qu'il en fait ici.

Que si je me mets à la place du seul homme à qui l'on y reconnaisse le droit de vivre libre, je tremble pour lui. Terrible rôle à jouer que celui de la providence de soixante millions d'âmes!! Cette divinité, née d'une superstition politique, n'a que deux partis à prendre: prouver qu'elle est homme en se laissant écraser, ou pousser ses sectateurs à la conquête du monde pour soutenir qu'elle est Dieu; voilà comment en Russie la vie entière n'est que l'école de l'ambition.

Mais par quel chemin les Russes ont-ils passé pour arriver à cette abnégation d'eux-mêmes? Quel moyen humain a pu amener un tel résultat politique? le moyen?… le voici, c'est le tchinn: le tchinn est le galvanisme, la vie apparente des corps et des esprits, c'est la passion qui survit à toutes les passions!… Je vous ai montré les effets du tchinn: maintenant il est juste que je vous dise ce que c'est que le tchinn.

Le tchinn c'est une nation enrégimentée, c'est le régime militaire appliqué à une société tout entière, et même aux classes qui ne vont pas à la guerre. En un mot c'est la division de la population civile en classes, qui répondent aux grades de l'armée. Depuis que cette hiérarchie est instituée, tel homme qui n'a jamais vu faire l'exercice, peut obtenir le rang de colonel.