Pierre-le-Grand, c'est toujours à lui qu'il faut remonter pour comprendre la Russie actuelle: Pierre-le-Grand, importuné de certains préjugés nationaux qui ressemblaient à de l'aristocratie, et qui le gênaient dans l'exécution de ses plans, s'avisa un jour de trouver les têtes de son troupeau trop pensantes, trop indépendantes; voulant remédier à cet inconvénient, le plus grave de tous aux yeux d'un esprit actif et sagace dans sa sphère, mais trop borné pour comprendre les avantages de la liberté quelque profitable qu'elle soit aux nations, et même aux hommes qui les gouvernent; ce grand maître, en fait d'arbitraire, n'imagina rien de mieux dans sa pénétration profonde, mais restreinte, que de diviser le troupeau, c'est-à-dire, le pays en diverses classes indépendantes du nom, de la naissance des individus et de l'illustration des familles: si bien que le fils du plus grand seigneur de l'Empire peut faire partie d'une classe inférieure, tandis que le fils d'un de ses paysans peut monter aux premières classes selon le bon plaisir de l'Empereur. Dans cette division du peuple, chaque homme reçoit sa place de la faveur du prince; et voilà comment la Russie est devenue un régiment de soixante millions d'hommes, c'est ce qu'on appelle le tchinn, et c'est la plus grande œuvre de Pierre-le-Grand.
Vous voyez de quelle manière ce prince, qui a fait tant de mal par précipitation, s'est affranchi en un jour des entraves des siècles. Ce tyran du bien, quand il a voulu régénérer son peuple, a compté la nature, l'histoire, le passé, le caractère, la vie des hommes pour rien. De tels sacrifices rendent les grands résultats faciles, aussi Pierre Ier a-t-il fait de grandes choses, mais avec d'immenses moyens; et ces grandes choses ont été rarement bonnes. Il sentait fort bien et savait mieux que personne que tant que la noblesse subsiste dans une société, le despotisme d'un seul n'y sera jamais qu'une fiction; donc il s'est dit: pour réaliser mon gouvernement il faut anéantir ce qui reste du régime féodal, et le meilleur moyen d'atteindre à ce but c'est de faire des caricatures de gentilshommes, d'accaparer la noblesse, c'est-à-dire de la détruire en la faisant dépendre de moi: aussitôt la noblesse a été sinon abolie, du moins transformée, c'est-à-dire annulée par une institution qui la supplée sans la remplacer. Il est des castes dans cette hiérarchie où il suffit d'entrer pour acquérir la noblesse héréditaire. Pierre-le-Grand, que j'appellerais plus volontiers Pierre-le-Fort, devançant de plus d'un demi-siècle les révolutions modernes, a écrasé la féodalité par ce moyen. Moins puissante à la vérité chez lui qu'elle ne l'était chez nous, elle a succombé sous l'institution moitié civile moitié militaire qui a fait la Russie actuelle. Il était doué d'un esprit lucide, et néanmoins de courte portée. Aussi, en élevant son pouvoir sur tant de ruines, n'a-t-il su profiter de la force exorbitante qu'il accaparait que pour singer plus à son aise la civilisation de l'Europe.
Avec les moyens d'action usurpés par ce prince, un esprit créateur eût opéré bien d'autres miracles. Mais la nation russe, montée après toutes les autres sur la grande scène du monde, a eu pour génie l'imitation: et pour organe, un élève charpentier! Avec un chef moins minutieux, moins attaché aux détails, cette nation eût fait parler d'elle plus tard, il est vrai, mais d'une manière plus glorieuse. Son pouvoir fondé sur des nécessités intérieures, eût été utile au monde; il n'est qu'étonnant.
Les successeurs de ce législateur en sayon, ont joint pendant cent ans l'ambition de subjuguer leurs voisins à la faiblesse de les copier. Aujourd'hui l'Empereur Nicolas croit enfin le temps venu où la Russie n'a plus besoin d'aller prendre ses modèles chez les étrangers pour dominer et pour conquérir le monde. Il est le premier souverain vraiment Russe qu'ait eu la Russie depuis Ivan IV. Pierre Ier, Russe par son caractère, ne l'était pas par sa politique; Nicolas, Allemand par nature, est Russe par calcul et par nécessité.
Le tchinn est composé de quatorze classes et chacune de ces classes a des priviléges qui lui sont propres. La quatorzième est la plus basse.
Placée immédiatement au-dessus des serfs elle a pour unique avantage celui d'être composée d'hommes intitulés libres. Cette liberté consiste à ne pouvoir être frappé sans que celui qui donne les coups encoure des poursuites criminelles. En revanche, tout individu qui fait partie de cette classe est tenu d'écrire sur sa porte son numéro de classe afin que nul supérieur ne puisse être induit en tentation ni en erreur; averti par cette précaution, le batteur d'homme libre deviendrait coupable et serait passible d'une peine.
Cette quatorzième classe est composée des derniers employés du gouvernement, des commis de la poste, facteurs, et autres subalternes chargés de porter ou d'exécuter les ordres des administrateurs supérieurs: elle répond au grade de sous-officier dans l'armée Impériale. Les hommes qui la composent, serviteurs de l'Empereur, ne sont serfs de personne; et ils ont le sentiment de leur dignité sociale; quant à la dignité humaine, vous le savez, elle n'est pas connue en Russie.
Toutes les classes du tchinn répondant à autant de grades militaires, la hiérarchie de l'armée se trouve pour ainsi dire en parallèle avec l'ordre qui règne dans l'état tout entier. La première classe est au sommet de la pyramide, et elle se compose aujourd'hui d'un seul homme: le maréchal Paskiewitch, vice-roi de Varsovie.
Je vous le répète, c'est uniquement la volonté de l'Empereur qui fait qu'un individu avance dans le tchinn. Ainsi un homme monté de degrés en degrés jusqu'au rang le plus élevé de cette nation artificielle, peut parvenir aux derniers honneurs militaires sans avoir servi dans aucune arme.
La faveur de l'avancement ne se demande jamais, mais elle se brigue toujours.
Il y a là une force de fermentation immense mise à la disposition du chef de l'État. Les médecins se plaignent de ne pouvoir donner la fièvre à certains patients pour les guérir des maladies chroniques: le Czar Pierre a inoculé la fièvre de l'ambition à tout son peuple pour le rendre plus pliable et pour le gouverner à sa guise.
L'aristocratie anglaise est également indépendante de la naissance, puisqu'elle tient à deux choses qui s'acquièrent: à la charge et à la terre. Or si cette aristocratie, toute mitigée qu'elle est, prête encore une énorme influence à la couronne, quelle ne doit donc pas être la puissance d'un maître de qui relèvent toutes ces choses à la fois, en droit comme en fait?…
Il résulte d'une semblable organisation sociale une fièvre d'envie tellement violente, une tension si constante des esprits vers l'ambition, que le peuple russe a dû devenir inepte à tout, excepté à la conquête du monde. J'en reviens toujours à ce terme, parce qu'on ne peut s'expliquer que pour un tel but l'excès des sacrifices imposés ici à l'individu par la société. Si l'ambition excessive dessèche le cœur d'un homme, elle peut bien aussi tarir la pensée, égarer le jugement d'une nation au point de lui faire sacrifier sa liberté à la victoire. Sans cette arrière-pensée, avouée ou non, et à laquelle bien des hommes obéissent peut-être à leur insu, l'histoire de Russie me paraîtrait une énigme inexplicable.
Ici s'élève une question capitale: la pensée conquérante qui est la vie secrète de la Russie, est-elle un leurre propre à séduire plus ou moins longtemps des populations grossières, ou bien doit-elle un jour se réaliser?
Ce doute m'obsède sans cesse, et malgré tous mes efforts je n'ai pu le résoudre. Tout ce que je puis vous dire, c'est que depuis que je suis en Russie, je vois en noir l'avenir de l'Europe. Pourtant ma conscience m'oblige à vous avouer que cette opinion est combattue par des hommes très-sages et très-expérimentés.