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Ces hommes disent que je m'exagère la puissance russe, que chaque société a ses fatalités, que le destin de celle-ci est de pousser ses conquêtes vers l'Orient, puis de se diviser elle-même. Ces esprits qui s'obstinent à ne pas croire au brillant avenir des Slaves conviennent avec moi des heureuses et aimables dispositions de ce peuple; ils reconnaissent qu'il est doué de l'instinct du pittoresque, ils lui accordent le sentiment musical; ils concluent que ces dispositions peuvent l'aider à cultiver les beaux-arts jusqu'à un certain point, mais qu'elles ne suffisent pas à réaliser les prétentions dominatrices que je lui attribue ou que je suppose à son gouvernement. «Le génie scientifique manque aux Russes, ajoutent-ils, ils n'ont jamais montré de puissance créatrice; n'ayant reçu de la nature qu'un esprit paresseux et superficiel, s'ils s'appliquent, c'est par peur plus que par penchant; la peur les rend aptes à tout entreprendre, à ébaucher tout; mais aussi elle les empêche d'aller loin sur aucune route; le génie est de sa nature hardi comme l'héroïsme, il vit de liberté, tandis que la peur et l'esclavage n'ont qu'un règne et une sphère bornés comme la médiocrité dont ils sont les armes. Les Russes bons soldats sont mauvais marins; en général, ils sont plus résignés que réfléchis; plus religieux que philosophes, ils ont plus d'obéissance que de volonté, leur pensée manque de ressort comme leur âme de liberté[2]. Ce qui leur paraît le plus difficile et ce qui leur est le moins naturel, c'est d'occuper sérieusement leur intelligence et de fixer leur imagination, afin de l'exercer utilement: toujours enfants, ils pourront pour un moment être conquérants dans le domaine du sabre; ils ne le seront jamais dans celui de la pensée; or, un peuple qui n'a rien à enseigner aux peuples qu'il veut subjuguer n'est pas longtemps le plus fort.

«Physiquement même les paysans français et anglais sont plus robustes que les Russes: ceux-ci sont plus agiles que musculeux, plus féroces qu'énergiques, plus rusés qu'entreprenants; ils ont le courage passif, mais ils manquent d'audace et de persévérance: l'armée, si remarquable par sa discipline et par sa bonne tenue les jours de parade, est composée, à l'exception de quelques corps d'élite, d'hommes bien habillés quand ils se montrent en public, mais tenus salement lorsqu'ils restent dans l'intérieur des casernes. Le teint hâve des soldats trahit la souffrance et la faim; car les fournisseurs volent ces malheureux qui ne sont pas assez payés pour subvenir à leurs besoins, en prélevant sur leur solde de quoi se mieux nourrir: les deux campagnes de Turquie ont assez montré la faiblesse du colosse: bref, une société qui n'a pas goûté de la liberté en naissant, et chez laquelle toutes les grandes crises politiques ont été provoquées par l'influence étrangère, énervée dans son germe, n'a pas un long avenir…»

De tout cela l'on conclut que la Russie puissante chez elle, redoutable tant qu'elle ne luttera qu'avec des populations asiatiques, se briserait contre l'Europe le jour où elle voudrait jeter le masque et faire la guerre pour soutenir son arrogante diplomatie.

Telles sont, ce me semble, les plus fortes raisons opposées à mes craintes par les optimistes politiques. Je n'ai point affaibli les arguments de mes adversaires; ils m'accusent d'exagérer le danger. À la vérité, mon opinion est partagée par d'autres esprits tout aussi graves et qui ne cessent de reprocher aux optimistes leur aveuglement, en les exhortant à reconnaître le mal avant qu'il soit devenu irrémédiable. Je vous ai présenté la question sous ses deux faces; prononcez: votre arrêt sera pour moi d'un grand poids; toutefois, je vous préviens que si votre décision m'est contraire, elle n'aura d'autre résultat prochain que de me forcer à défendre mon opinion le plus longtemps et le plus vigoureusement possible, en tâchant de l'étayer par de meilleures raisons. Je vois le colosse de près, et j'ai peine à me persuader que cette œuvre de la Providence n'ait pour but que de diminuer la barbarie de l'Asie. Il me semble qu'elle est principalement destinée à châtier la mauvaise civilisation de l'Europe par une nouvelle invasion; l'éternelle tyrannie orientale nous menace incessamment et nous la subirons si nos extravagances et nos iniquités nous rendent dignes d'un tel châtiment.

Vous n'attendez pas de moi un voyage complet; je néglige de vous parler de bien des choses célèbres ou intéressantes, parce qu'elles n'ont fait que peu d'impression sur moi: je veux rester libre, et ne décrire que ce qui me frappe vivement. Les nomenclatures obligées me dégoûteraient des voyages: il y a bien assez de catalogues sans que j'ajoute mes listes à tant de chiffres.

On ne peut rien voir ici sans cérémonie et sans préparation. Aller quelque part que ce soit, quand l'envie vous prend d'y aller, c'est chose impossible; s'il faut prévoir quatre jours d'avance où vous portera votre fantaisie, autant n'avoir point de fantaisie: c'est à quoi l'on finit par se résigner en vivant ici. L'hospitalité russe, hérissée de formalités, rend la vie difficile aux étrangers les plus favorisés; c'est un prétexte honnête pour gêner les mouvements du voyageur et pour borner la licence de ses observations. On vous fait soi-disant les honneurs du pays, et grâce à cette fastidieuse politesse, l'observateur ne peut visiter les lieux, examiner les choses qu'avec un guide; n'étant jamais seul, il a plus de peine à juger d'après lui-même, et c'est ce qu'on veut. Pour entrer en Russie, il faut déposer, avec votre passe-port, votre libre arbitre à la frontière. Voulez-vous voir les curiosités d'un palais? on vous donnera un chambellan qui vous en fera les honneurs du haut en bas, et vous forcera par sa présence à observer chaque chose en détail, c'est-à-dire à ne voir que de son point de vue et à tout admirer sans choix. Voulez-vous parcourir un camp, qui n'a d'autre intérêt pour vous que le site des baraques, l'aspect pittoresque des uniformes, la beauté des chevaux, la tenue du soldat sous la tente? un officier, quelquefois un général vous accompagnera: un hôpital? le médecin en chef vous escortera: une forteresse? le gouverneur vous la montrera ou plutôt vous la cachera poliment: une école, un établissement public quelconque? le directeur, l'inspecteur sera prévenu de votre visite, vous le trouverez sous les armes, et l'esprit bien préparé à braver votre examen: un édifice? l'architecte vous en fera parcourir toutes les parties, et vous expliquera de lui-même tout ce que vous ne lui demanderez pas afin d'éviter de vous instruire de ce que vous avez intérêt d'apprendre.

Il résulte de ce cérémonial oriental que pour ne point passer votre temps à faire le métier de demander des permissions, vous renoncez à voir bien des choses; premier avantage!… Ou si votre curiosité est assez robuste pour vous faire persister à importuner les gens, vous serez au moins surveillé de si près dans vos perquisitions qu'elles n'aboutiront à rien; vous ne communiquerez qu'officiellement avec les chefs des établissements soi-disant publics, et l'on ne vous laissera d'autre liberté que celle d'exprimer devant l'autorité légitime votre admiration commandée par la politesse, par la prudence et par une reconnaissance dont les Russes sont fort jaloux. On ne vous refuse rien, mais on vous accompagne partout: la politesse devient ici un moyen de surveillance.

Voilà comme on vous tyrannise sous prétexte de vous faire honneur. Tel est le sort des voyageurs privilégiés. Quant aux voyageurs non protégés, ils ne voient rien du tout. Ce pays est organisé de façon que sans l'intervention immédiate des agents de l'autorité, nul étranger ne peut le parcourir agréablement ni même sûrement. Vous reconnaissez, j'espère, les mœurs et la politique de l'Orient déguisées sous l'urbanité européenne… Cette alliance de l'Orient et de l'Occident dont on retrouve les conséquences à chaque pas est ce qui caractérise l'Empire russe.