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Quelques jours après la dernière catastrophe qui venait de la rendre veuve, elle sentit qu'il fallait partir; mais on ne pouvait sortir de France sans un passe-port, qui ne s'obtenait qu'à grand'peine; s'éloigner de Paris, c'était s'exposer aux soupçons, à plus forte raison était-il dangereux de passer la frontière.

Néanmoins à force d'argent ma mère parvint à se procurer un faux passe-port; elle devait quitter la France par la Belgique, sous le nom d'une marchande de dentelles, tandis que ma bonne, cette berceuse lorraine, dont je vous ai déjà parlé, devait sortir par l'Alsace pour me réunir à ma mère en Allemagne. Nanette Malrint, née à Niderviller chez mon grand-père, parlait allemand mieux que français; elle pouvait passer pour une paysanne des Vosges voyageant avec son enfant; le lieu du rendez-vous avait été fixé à Pyrmont en Westphalie; de là nous devions nous rendre à Berlin, où ma mère comptait rejoindre sa mère et son frère.

On ne mit personne que ma bonne dans la confidence de ce plan. Ma mère se défiait de ses gens; d'ailleurs par égard pour eux-mêmes, elle voulait qu'ils pussent dire hardiment qu'ils avaient ignoré notre fuite. En cherchant à sauver sa vie elle n'avait garde de négliger le soin de leur sûreté.

Pour écarter tout soupçon de complicité, il fut convenu qu'elle sortirait de chez elle le soir, seule et à pied, déguisée en ouvrière; et que ma bonne sortirait une demi-heure plus tôt en m'emportant dans ses bras, caché sous son mantelet. On devait attacher au balcon du salon une échelle de corde qui ferait supposer que ma mère était descendue dans la rue la nuit par la fenêtre à l'insu des gens de la maison. Nous logions au premier étage rue de Bourbon. On avait depuis quelques jours fait sortir de chez nous, un à un plusieurs objets de première nécessité pour former le petit paquet de voyage de ma mère. Ces objets avaient été déposés chez un ami, qui devait les rendre à ma mère hors de la barrière à l'heure indiquée.

Tout étant prêt, Nanette part avec moi pour se rendre au bureau des voitures publiques de Strasbourg, et ma mère se prépare à sortir pour prendre en poste la route de Flandre.

Au dernier moment, elle était seule dans un cabinet, au fond de son appartement; les portes de la chambre et du salon étaient restées ouvertes; elle s'occupait à mettre en ordre des papiers importants qu'elle triait avec un soin religieux, ne voulant brûler avant de fuir que ce qui aurait pu compromettre des parents ou des amis d'émigrés, restés à Paris. Ces papiers étaient pour la plupart des lettres de sa mère, de son frère, des reçus d'argent envoyé à des officiers de l'année de Condé ou à d'autres émigrés, des commissions données en secret par des personnes de province suspectes d'aristocratie, des demandes de secours adressées par de pauvres parents, et par des amis sortis de France: enfin, il y avait dans le carton et dans les tiroirs qu'elle s'occupait à vider, de quoi la faire guillotiner dans les vingt-quatre heures, et cinquante personnes avec elle.

Assise sur un grand canapé près de la cheminée, elle commençait à brûler les lettres les plus dangereuses, et serrait à mesure dans une cassette celles qu'elle croyait pouvoir laisser après elle sans inconvénient, dans l'espoir de les retrouver un jour; tant elle avait de répugnance à détruire ce qui lui venait de ses amis, ou de ses parents!

Tout à coup elle entend ouvrir la première porte de son appartement, celle qui donnait de la salle à manger dans le salon; éclairée par un de ces pressentiments qui ne lui ont jamais manqué dans les moments de périls, elle se dit: «Je suis dénoncée, on vient m'arrêter» et sans plus délibérer, sentant qu'il est trop tard pour brûler les masses de papiers dangereux dont elle est environnée, elle les ramasse sur la table, sur le canapé, dans le carton, et les prenant à brassées elle les jette rapidement ainsi que la cassette sous le canapé, dont les pieds heureusement assez hauts étaient couverts d'une housse qui traînait jusqu'à terre.

Ce travail terminé avec la rapidité de la peur, elle se lève et reçoit de l'air le plus calme les personnes qu'elle voit entrer dans son cabinet.

C'était en effet des membres du comité de sûreté générale et des hommes de la section qui venaient l'arrêter.

Ces figures aussi ridicules qu'atroces l'environnent en un moment: les sabres, les fusils brillent autour d'elle; elle ne songe qu'à ses papiers qu'elle achève de repousser du pied sous le canapé devant lequel elle reste toujours debout.

«Tu es arrêtée,» lui dit le président de la section. Elle garde le silence.

«Tu es arrêtée, parce qu'on t'a dénoncée comme émigrée d'intention.»

«C'est vrai,» dit ma mère, en voyant déjà dans les mains du président son portefeuille et son faux passe-port qui venaient d'être saisis dans sa poche, car le premier soin des agents de la municipalité avait été de la fouiller; «c'est vrai, je voulais fuir.»

«Nous le savons bien.»

En cet instant, ma mère aperçoit ses gens qui avaient suivi les membres de la section et du comité.

Un coup d'œil lui suffit pour deviner par qui elle a été dénoncée: la physionomie de sa femme de chambre trahit une conscience troublée. «Je vous plains,» lui dit ma mère en s'approchant de cette fille. Celle-ci se met à pleurer et répond tout bas en sanglotant: «Pardonnez-moi, madame, j'ai eu peur.»

«Si vous m'eussiez mieux espionnée,» lui répliqua ma mère, «vous auriez compris que vous ne couriez aucun risque.»

«À quelle prison veux-tu qu'on te conduise,» dit un des membres du comité, «tu es libre… de choisir.»

«N'importe.»

«Viens donc.» Mais avant de sortir, on la fouille encore, on ouvre les armoires, les meubles, les secrétaires, on bouleverse la chambre, et personne ne pense à regarder sous le canapé! Les papiers restent intacts. Ma mère se garde de jeter les yeux du côté où elle les a si précipitamment et si mal cachés. Enfin elle sort et monte en fiacre avec trois hommes armés qui la mènent rue de Vaugirard, aux Carmes, dans ce couvent changé en prison, et dont les murs trop fameux étaient encore teints du sang des victimes massacrées au 2 septembre 1792.

Cependant l'ami qui l'attendait à la barrière, voyant l'heure du départ passée, ne doute pas un instant de l'arrestation de ma mère, et laissant à tout hasard un de ses frères à la place indiquée, il court sons hésiter au bureau de la diligence, afin d'empêcher Nanette de partir avec moi pour Strasbourg; il arrive à temps; on me ramène chez nous: ma mère n'y était plus!… déjà les scellés avaient été apposés sur son appartement; on n'avait laissé de libre que la cuisine, où ma pauvre bonne établit son lit près de mon berceau.

En une demi-heure tous les domestiques avaient été forcés de déguerpir; toutefois non sans trouver le temps de piller le linge et l'argenterie; la maison était déserte et démeublée; on eût dit d'un incendie: c'était la foudre.

Amis, parents, serviteurs, tout avait fui; un fusilier défendait la porte de la rue; dès le lendemain, un gardien civique fut substitué à l'ancien portier; ce gardien était le savetier du coin, qui reçut en même temps le titre de mon tuteur. Dans ce réduit dévasté, Nanette eut soin de moi comme si j'eusse été un grand seigneur; elle m'y garda huit mois avec une fidélité maternelle.

Elle ne possédait presqu'aucun objet de valeur; quand le peu d'argent qu'elle avait emporté pour le voyage fut épuisé, elle me nourrit du produit de ses hardes qu'elle vendait une à une, tout en se disant que personne ne pourrait lui rendre le prix de ce qu'elle dépensait pour moi.