Выбрать главу

Après l'émeute du 13 décembre, M. de La Ferronnays s'écriait: Je viens de voir Pierre-le-Grand civilisé: mot qui avait de la portée parce qu'il avait de la vérité; en voyant ce même homme dans sa cour développer ses idées de régénération nationale avec une persévérance infatigable et cela sans faste, sans bruit, sans violence, on peut s'écrier à plus juste titre encore: c'est Pierre-le-Grand qui revient pour réparer le mal fait par Pierre l'aveugle.

En cherchant à juger ce prince avec toute l'impartialité dont je suis capable, j'ai trouvé en lui tant de choses dignes d'éloges que je ne permets pas qu'on me parle de ce qui pourrait me troubler dans mon admiration.

Les pauvres souverains sont comme les statues: on les examine avec une si minutieuse attention que leurs moindres défauts magnifiés par la critique font oublier les mérites les plus rares et les plus réels. Mais plus j'admire l'Empereur Nicolas, plus vous me trouverez injuste peut-être envers le Czar Pierre. Cependant j'apprécie de mon mieux les efforts de volonté qu'il a faits pour tirer d'un marais gelé pendant huit mois de l'année, une ville telle que Pétersbourg. Mais, si j'ai le malheur d'apercevoir quelques-uns de ces misérables pastiches dont sa passion pour l'architecture classique, partagée par ses successeurs, a doté la Russie, mes sens et mon goût révoltés me font perdre tout ce que j'avais gagné par le raisonnement: des palais antiques pour servir de casernes à des Finois; des colonnes, des corniches, des frontons, des péristyles romains sous le pôle, et ces choses à refaire chaque année en beau plâtre blanc: vous conviendrez qu'une telle parodie de la Grèce et de l'Italie, moins le marbre et le soleil, peut bien me rendre toute ma colère; d'ailleurs je renonce avec d'autant plus de résignation au titre de voyageur impartial, que je suis persuadé que j'y ai droit.

Vous me menaceriez de la Sibérie, que vous ne m'empêcheriez pas de répéter que le manque de bon sens dans l'ensemble d'un monument, de fini et d'harmonie dans les détails, est insupportable. En architecture, le génie sert à trouver le moyen le plus court et le plus simple d'adapter les édifices à l'usage auquel on les destine. Or, devinez, je vous prie, à quelle fin des hommes de bon sens ont entassé tant de pilastres, d'arcades et de colonnades dans un pays qu'on ne peut habiter qu'avec de doubles châssis aux fenêtres hermétiquement closes pendant neuf mois de l'année. À Pétersbourg, c'est sous des remparts qu'il faudrait se promener, non sous des péristyles aériens. Que ne bâtissez-vous des tunnels et des galeries voûtées pour servir de vestibules, d'ouvrages avancés, de défense à vos palais[5]. Le ciel est votre ennemi, fuyez-en donc la vue; le soleil vous manque, vivez aux flambeaux; des fortifications et des casemates vous sont plus utiles que des promenoirs à découverte. Avec votre architecture méridionale vous affichez une prétention au beau climat qui me rend vos pluies et vos vents de l'été plus insupportables, sans parler des aiguilles de glace qu'on respire sur vos magnifiques perrons pendant vos interminables hivers.

Les quais de Pétersbourg sont une des plus belles choses de l'Europe: pourquoi? parce que le luxe est là dans la solidité. Des blocs de granit apportés dans un bas-fond pour y suppléer la terre, l'éternité du marbre, opposée à la puissance de destruction du froid, me donnent l'idée d'une force et d'une grandeur intelligentes. Pétersbourg est en même temps garanti contre la Néva et orné par les magnifiques parapets dont on a bordé cette rivière. Le sol nous manque, nous ferons un pavé de rocs pour porter notre capitale: cent mille hommes y mourront à la peine! peu nous importe; nous aurons une ville européenne et le renom d'un grand peuple. Ici, tout en déplorant l'inhumanité qui préside à cette gloire, je permets qu'on admire, et j'admire moi-même quoiqu'à regret!… J'admire encore quelques-uns des points de vue dont on jouit devant le palais d'hiver. Ce palais est bâti dans ce qu'on appelle l'île de l'Amirauté, aujourd'hui le plus beau quartier de la ville. Voici la description de Weber, faite, je crois, en 1718; je ne l'ai lue que dans Schnitzler, qui n'en indique pas clairement la date. «Le quartier contigu à celui du Jardin d'été, en descendant la Néva, est ce qu'on nomme l'île de l'Amirauté ou aussi la Slobode des Allemands, car c'est là que la plupart des étrangers sont établis. On y rencontre d'abord (là où la Moika sort de la Néva) la grande poste et la maison bâtie pour l'éléphant de Perse, mais où depuis l'on a placé le globe de Gottorp. L'église luthérienne des Finlandais et celle des catholiques, toutes deux en bois, sont dans cette partie de l'île appelée aussi Finnische Scheeren, parce qu'elle est occupée en majeure partie par des exilés de Finlande et de Suède. Les tristes cabanes de ce quartier ressemblent plus à des cages qu'à des maisons. Il serait difficile d'y trouver les personnes que l'on cherche, attendu qu'aucune rue ne porte un nom, et que toutes se désignent par quelques notables habitants qui y demeurent. Cependant les maisons de Millionne et celles du quai du Palais d'hiver offrent déjà un bel aspect[6].»

Voilà ce qu'était, il y a un peu plus de cent ans, le plus beau quartier du Pétersbourg actuel.

Quoique les plus grands monuments de cette ville se perdent dans un espace qui est plutôt une plaine qu'une place, le palais est imposant, le style de cette architecture du temps de la régence a de la noblesse, et la couleur rouge du grès dont l'édifice est bâti plaît à l'œil. La colonne d'Alexandre, l'État-Major, l'Arc de Triomphe au fond de son demi-cercle d'édifices, les chevaux, les chars, l'Amirauté avec ses élégantes colonnettes et son aiguille dorée, Pierre-le-Grand sur son rocher, les ministères qui sont autant de palais, enfin l'étonnante église de Saint-Isaac en face d'un des trois ponts jetés sur la Néva; tout cela perdu dans l'enceinte d'une seule place n'est pas beau, mais c'est étonnamment grand… Cet enclos bâti est ce qu'on appelle la place du Palais. C'est réellement un composé de trois places immenses qui n'en font qu'une: Pétrofskii, Isaakskii, et la place du Palais d'hiver[7]. J'y trouve beaucoup de choses à critiquer; mais j'admire l'ensemble de ces édifices tout perdus qu'ils sont dans l'espace qu'ils devraient orner.

Je suis monté sur la coupole d'airain de l'église de Saint-Isaac. Les échafaudages de ce dôme, l'un des plus élevés du monde, sont à eux seuls des monuments. L'église n'étant pas terminée, je ne puis avoir l'idée de l'effet qu'elle produira dans son ensemble.

On voit de là Pétersbourg et ses plats environs; c'est toujours la même chose à perte de vue, l'homme ne peut vivre ici que par des efforts soutenus. Le triste et pompeux résultat de ces merveilles me dégoûte des miracles humains, et servira, j'espère, de leçon aux princes qui s'aviseraient encore une fois de compter la nature pour rien dans le choix des lieux où doivent s'élever leurs villes. Une nation ne tombe guère dans de telles erreurs, elles sont ordinairement le fruit de l'orgueil des souverains. Ceux-ci se croient le pouvoir de faire de grandes choses dans les lieux où la Providence avait voulu ne rien faire du tout; ils prennent la flatterie à la lettre, et se regardent comme des esprits créateurs. Ce que les princes craignent le moins, c'est d'être dupes de leur amour-propre; ils se défient de tout, hors d'eux-mêmes.