J'ai visité quelques églises: celle de la Trinité est belle, mais nue comme l'intérieur de la plupart des églises grecques que j'ai vues ici: en revanche l'extérieur des dômes est revêtu d'azur et parsemé d'étoiles d'or très-brillantes. La cathédrale de Kasan bâtie par Alexandre est vaste et belle; mais on y entre par un coin: c'est pour respecter la loi religieuse qui veut que l'autel grec soit invariablement tourné au levant. La rue dite la Perspective n'étant pas dirigée de manière à obéir à ce règlement, on a mis l'église de travers; les gens de l'art ont eu le dessous, les fidèles l'ont emporté, et l'un des plus beaux monuments de la Russie a été gâté par la superstition.
L'église de Smolna est la plus grande et la plus magnifique de toutes celles de Pétersbourg: elle appartient à une congrégation, c'est une espèce de chapitre de femmes et de filles fondé par l'Impératrice Anne. Des bâtiments énormes sont destinés à loger ces dames. En parcourant l'enceinte de ce noble asile, de ce cloître grand comme une ville, mais dont l'architecture serait plus appropriée à un établissement militaire qu'à une congrégation, on ne sait où l'on est; ce qu'on voit n'est ni palais ni couvent: c'est une caserne de femmes.
En Russie tout est soumis au régime militaire; la discipline de l'armée règne dans le chapitre des dames de Smolna.
Près de là, on voit le petit palais de la Tauride bâti en quelques semaines par Potemkin, pour Catherine: palais élégant, mais abandonné; or, dans ce pays, ce qui est abandonné est bientôt détruit, car les pierres mêmes n'y durent qu'à condition qu'on les soigne.
Un jardin d'hiver occupait tout un côté de l'édifice: cette magnifique serre chaude est vide dans la saison où nous sommes; je la crois négligée en toutes saisons. C'est de la vieille élégance dépourvue de la majesté que le temps imprime sur ce qui est antique; de vieux lustres prouvent qu'on a donné là des fêtes, qu'on y a dansé, qu'on y a soupé. Je crois que le dernier bal qu'a vu et que verra la Tauride a eu lieu pour le mariage de la grande-duchesse Hélène, femme du grand-duc Michel.
Il y a dans un coin une Vénus de Médicis, qu'on dit vraiment antique; vous savez que ce type a été souvent reproduit par les Romains.
Cette statue est placée sur un piédestal et l'on y lit l'inscription suivante écrite en russe:
PRÉSENT DU PAPE CLÉMENT XI, À L'EMPEREUR PIERRE Ier. 1717 ou 1719.
Cette Vénus, envoyée par un pape à un prince schismatique et dans le costume que vous connaissez, est sans contredit un singulier présent!… Le Czar, qui méditait depuis longtemps le projet d'éterniser le schisme en usurpant les dernières libertés de l'Église russe, a dû sourire à cette marque de bienveillance de l'évêque de Rome[8].
J'ai vu aussi les tableaux de l'Ermitage et je ne vous les décrirai pas, parce que je pars demain pour Moscou. L'Ermitage! n'est-ce pas un nom un peu prétentieux pour l'habitation de plaisance d'un souverain au milieu de sa capitale, à côté de son palais ordinaire? On passe de l'un de ces palais dans l'autre par un pont jeté sur une rue.
Vous savez comme tout le monde qu'il y a là des trésors surtout de l'école hollandaise. Mais… je n'aime pas la peinture en Russie; pas plus que la musique à Londres, où la manière dont on écoute les plus grands talents et les plus sublimes chefs-d'œuvre me dégoûterait de l'art. Si près du pôle la lumière n'est pas favorable aux tableaux, et personne n'est disposé à jouir des merveilleuses nuances du coloris le plus savant avec des yeux affaiblis par la neige, ou éblouis par une lumière oblique et persistante. La salle des Rembrandt est admirable sans doute, néanmoins j'aime mieux ce que j'ai vu de ce maître à Paris et ailleurs.
Les Claude Lorrain, les Poussin, et quelques tableaux des maîtres italiens, surtout les Mantegna, les Giambellini, les Salvator Rosa méritent une mention.
Mais ce qui nuit à cette collection, c'est le grand nombre de tableaux médiocres qu'il faut oublier pour jouir des chefs-d'œuvre. En formant la galerie de l'Ermitage, on a prodigué les noms des grands maîtres, ce qui n'empêche pas que leurs œuvres authentiques n'y soient rares: ces pompeux baptêmes de tableaux très-ordinaires impatientent les curieux sans les séduire. Dans une collection d'objets d'art, le voisinage du beau sert au beau, le mauvais lui nuit: un juge ennuyé est incapable de juger: l'ennui rend injuste et cruel.
Si les Rembrandt et les Claude Lorrain de l'Ermitage produisent quelque effet c'est qu'ils sont exposés dans des salles où ils n'ont point de voisins.
Cette galerie est belle, mais elle me paraît perdue dans une ville où trop peu de personnes en jouissent.
Une tristesse inexprimable règne dans le palais devenu musée depuis la mort de celle qui l'animait de sa présence et l'habitait avec esprit. Cette souveraine absolue entendait mieux que personne la vie intime et la conversation libre. Ne voulant pas se résigner à la solitude à laquelle la condamnait sa charge, elle a su causer familièrement tout en régnant arbitrairement: c'était cumuler des avantages qui s'excluent; mais je crains que l'Impératrice ne se soit trouvée mieux que son peuple de cette espèce de tour de force.
Le plus beau portrait qui existe d'elle se voit dans une des salles de l'Ermitage. J'ai remarqué aussi un portrait de l'Impératrice Marie, femme de Paul Ier, par madame Le Brun. Il y a, de la même artiste, un génie écrivant sur un bouclier. Ce dernier ouvrage est un des meilleurs de l'auteur, dont le coloris qui brave le climat et le temps fait honneur à l'école française.
À l'entrée d'une salle j'ai trouvé sous un rideau vert ce que vous allez lire. C'est le règlement de la société intime de l'Ermitage à l'usage des personnes admises par la Czarine dans cet asile de la liberté… Impériale.
Je me suis fait traduire littéralement cette charte intime octroyée par le caprice de la souveraine de ce lieu jadis enchanté; on l'a copiée pour moi devant moi.
RÈGLES D'APRÈS LESQUELLES ON DOIT SE CONDUIRE EN ENTRANT.
ART. 1er.
«On déposera en entrant ses titres et son rang, de même que son chapeau et son épée.
2.
«Les prétentions fondées sur les prérogatives de la naissance, l'orgueil ou autres sentiments de nature semblable, devront aussi rester à la porte.
3.
«Soyez gai; toutefois ne cassez, ni ne gâtez rien.
4.
«Asseyez-vous, restez debout, marchez, faites ce que bon vous semblera, sans faire attention à personne.
5.
«Parlez modérément et pas trop pour ne pas troubler les autres.
6.
«Discutez sans colère et sans vivacité.
7.
«Bannissez les soupirs et les bâillements, pour ne causer d'ennui et n'être à charge à personne.
8.
«Les jeux innocents proposés par une personne de la société doivent être acceptés par les autres.
9.
«Mangez doucement et avec appétit, buvez avec modération pour que chacun retrouve ses jambes en sortant.