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10.

«Laissez les querelles à la porte; ce qui entre par une oreille doit sortir par l'autre avant de passer le seuil de l'Ermitage. Si quelqu'un manquait au règlement ci-dessus, pour chaque faute, et sur le témoignage de deux personnes, il sera obligé de boire un verre d'eau fraîche (sans en excepter les dames): indépendamment de cela, il lira à haute voix une page de la Telemachide (poëme de Frediakofsky); quiconque manquerait dans une soirée à trois articles du règlement sera tenu d'apprendre par cœur six lignes de la Telemachide. Celui qui manquerait au dixième article ne pourrait plus rentrer à l'Ermitage.»

Avant d'avoir lu cette pièce, je croyais à l'Impératrice Catherine un esprit plus léger. Est-ce une simple plaisanterie? alors elle est mauvaise puisqu'en fait de plaisanterie les plus courtes sont les meilleures. Ce qui ne me cause pas moins de surprise que le manque de goût que dénotent ces statuts, c'est le soin qu'on a pris ici de les conserver comme une chose précieuse.

Mais ce dont j'ai le plus ri, en lisant ce code social, qui fait le pendant des instructions galantes de l'Empereur Pierre Ier et de l'Impératrice Élisabeth à leurs sujets, c'est l'emploi qu'on y fait du poëme de Frediakofsky. Malheur au poëte immortalisé par un souverain!!…

Je pars après-demain pour Moscou.

LETTRE VINGTIÈME.

Le ministre de la guerre comte Tchernicheff.—Je lui demande la permission de voir la forteresse de Schlusselbourg.—Sa réponse.—Site de ce château fort.—On ne m'accorde la permission que pour les écluses.—Formalités.—Entraves; politesse gênante à dessein.—Hallucinations.—Exil du poëte Kotzebue en Sibérie.—Analogie de nos situations.—Mon départ.—Le feldjæger; effet de sa présence sur ma voiture.—Quartier des manufactures.—Influence du feldjæger.—Arme à deux tranchants.—Bords de la Néva.—Villages.—Maisons des paysans russes.—Le relais.—Venta russe.—Description d'une ferme.—L'étalon.—Le hangar.—Intérieur de la cabane.—Le thé des paysans.—Leur costume.—Caractère de ce peuple.—Dissimulation nécessaire pour vivre en Russie.—Malpropreté des hommes du Nord.—Usage des bains.—Les femmes de la campagne.—Leur manière de s'habiller; leur taille.—Mauvais chemin.—Parties de route planchéiées.—Canal Ladoga.—La maison de l'ingénieur.—Sa femme.—Affectation des femmes du Nord.—Les écluses de Schlusselbourg.—La source de la Néva.—La forteresse de Schlusselbourg.—Site du château.—Promenade sur le lac.—Signe auquel on reconnaît à Schlusselbourg que Pétersbourg est inondé.—Détour que je prends pour obtenir la permission d'entrer dans la forteresse.—On nous y reçoit.—Le gouverneur.—Son appartement; sa femme; conversation traduite.—Mes instances pour voir la prison d'Ivan.—Description des bâtiments de la forteresse, cour intérieure.—Ornements d'église.—Prix des chapes.—Tombeau d'Ivan.—Prisonniers d'État.—Susceptibilité du gouverneur à propos de cette expression.—L'ingénieur gourmandé par le gouverneur.—Je renonce à voir la chambre du prisonnier d'Élisabeth.—Différence qu'il y a entre une forteresse russe et les châteaux forts des autres pays.—Mystère maladroit.—Cachots sous-marins de Kronstadt.—À quoi sert le raisonnement.—Abîme d'iniquité.—Le juge seul paraît coupable.—Dîner de cérémonie chez l'ingénieur.—Sa famille.—La moyenne classe en Russie.—Esprit de la bourgeoisie: le même partout.—Conversation littéraire.—Franchise désagréable.—Causticité naturelle des Russes.—Leur hostilité contre les étrangers.—Dialogue peu poli.—Allusions à l'ordre de choses établi en France.—Querelle de mariniers apaisée par la seule apparition de l'ingénieur.—Conversation; madame de Genlis; Souvenirs de Félicie; ma famille.—Influence de la littérature française.—Dîner.—Livres modernes prohibés.—Soupe froide; ragoût russe: quartz, espèce de bière.—Mon départ.—Visite au château de ***.—Une personne du grand monde.—Différence de ton.—Prétentions bien fondées.—Avantage des ridicules.—Le grand et le petit monde.—Retour à Pétersbourg à deux heures du matin.—Ce qu'on exige des bêtes dans un pays où les hommes sont comptés pour rien.

Pétersbourg, ce 2 août 1839.

Le jour de la fête de Péterhoff, j'avais demandé au ministre de la guerre comment je devais m'y prendre pour obtenir la permission de voir la forteresse de Schlusselbourg.

Ce grave personnage est le comte Tchernicheff: l'aide-de-camp brillant, l'élégant envoyé d'Alexandre à la cour de Napoléon est devenu un homme sérieux, important et l'un des ministres les plus occupés de l'Empire: il ne se passe pas de matinée qu'il ne travaille avec l'Empereur. Il me répondit: «Je ferai part de votre désir à Sa Majesté.» Ce ton de prudence, mêlé de quelque surprise, me fit trouver la réponse significative. Ma demande, quelque simple qu'elle m'eût paru, avait de l'importance aux yeux d'un ministre. Penser à visiter une forteresse devenue historique depuis la détention et la mort d'Ivan VI, arrivée sous le règne de l'Impératrice Élisabeth: c'était d'une hardiesse énorme!… je reconnus que j'avais touché sans m'en douter une corde sensible, et je me tus.

À quelques jours de là, c'est-à-dire avant-hier, au moment où je me préparais à partir pour Moscou, je reçus une lettre du ministre de la guerre qui m'annonçait la permission de voir les écluses de Schlusselbourg.

L'ancienne forteresse suédoise, dénommée la clef de la Baltique par Pierre Ier, est située précisément à l'origine de la Néva dans une île du lac Ladoga, dont cette rivière est, à proprement parler, l'émissaire; espèce de canal naturel par lequel le lac envoie ses eaux jusqu'au golfe de Finlande. Mais ce canal, qui est la Néva, se grossit encore d'une abondante gerbe d'eau qu'on regarde exclusivement comme la source du fleuve, on la voit sourdre au fond des eaux qui la recouvrent précisément sous les murs de la forteresse de Schlusselbourg, entre la rivière et le lac, dont les flots s'écoulant par l'émissaire se confondent aussitôt avec celles de la source qu'elles entraînent dans leur cours; c'est une curiosité naturelle des plus remarquables qu'il y ait en Russie; et le site, quoique très-plat, comme tous ceux du pays, est l'un des plus intéressants des environs de Pétersbourg.

Moyennant les écluses, les bateaux évitent le danger, ils longent le lac sans passer sur la source de la Néva, et ils arrivent dans le fleuve, environ à une demi-lieue au-dessous du lac qu'ils ne sont plus obligés de traverser.

Voilà le beau travail qu'on me permettait d'examiner en détail; j'avais demandé une prison d'État, on me répond par des écluses.

Le ministre de la guerre terminait son billet en m'annonçant que l'aide-de-camp-général, directeur des voies de communications de l'Empire, avait reçu l'ordre de me donner les moyens de faire ce voyage avec facilité.

Quelle facilité!… bon Dieu!… à quels ennuis m'avait exposé ma curiosité! et quelle leçon de discrétion ne me donnait-on pas par tant de cérémonies qualifiées de politesses! Ne pas profiter de la permission quand les ordres étaient envoyés pour moi sur toute la route, c'eût été m'exposer au reproche d'ingratitude; examiner les écluses avec la minutie russe, sans même voir le château de Schlusselbourg, c'était donner volontairement dans le piége et perdre un jour; perte grave en cette saison déjà bien avancée pour tout ce que j'ai le projet de voir encore en Russie, sans toutefois y passer l'hiver.

Je résume les faits: vous en tirerez les conséquences. On n'est pas arrivé ici jusqu'à parler librement des iniquités du règne d'Élisabeth; tout ce qui fait réfléchir sur l'espèce de légitimité du pouvoir actuel passe pour une impiété; il a donc fallu mettre ma demande sous les yeux de l'Empereur; celui-ci ne veut ni l'accorder ni la refuser directement: il la modifie et me permet d'admirer une merveille d'industrie à laquelle je n'avais pas songé: de l'Empereur cette permission redescend au ministre, du ministre au directeur général, du directeur général à un ingénieur en chef, et enfin à un sous-officier chargé de m'accompagner, de me servir de guide et de répondre de ma sûreté pendant tout le temps du voyage, faveur qui rappelle un peu le janissaire dont on honore les étrangers en Turquie… Cette marque de protection me paraissait trop semblable à une preuve de défiance pour me flatter autant qu'elle me gênait: ainsi, tout en rongeant mon frein et en broyant dans mes mains la lettre de recommandation du ministre, je disais: «Le prince *** que j'ai rencontré sur le bateau de Travemünde, avait bien raison quand il s'écriait que la Russie est le pays des formalités inutiles.»