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À la vérité, la plupart des femmes qu'on rencontre dans le gouvernement de Pétersbourg sont de race finoise. On m'assure que dans l'intérieur du pays que je vais visiter il y a de fort belles paysannes.

La route de Pétersbourg à Schlusselbourg est mauvaise dans quelques passages: ce sont tantôt des sables profonds, tantôt des boues mouvantes sur lesquelles on a jeté des planches insuffisantes pour les piétons, et nuisibles aux voitures; ces morceaux de bois mal assujétis font la bascule et vous éclaboussent jusqu'au fond de votre calèche; c'est là le moindre des inconvénients du chemin; il y a quelque chose de pis que les planches, je veux parler des rondins non fendus et posés tout bruts en travers, sur certaines portions de terrains spongieux qu'il faut franchir de distance en distance, et dont le sol sans solidité engloutirait tout autre encaissement qu'une route de bûches. Malheureusement ce rustique et mobile parquet posé sur la bourbe est construit en bouts de bois mal joints, inégaux; tout l'édifice branlant danse à la fois sous les roues dans un terrain sans fond, toujours détrempé, et qui à la moindre pression devient élastique. Au train dont on voyage en Russie on a bientôt brisé sa voiture sur de pareilles grandes routes: les hommes s'y cassent les os et de verste en verste les boulons des calèches sautent de tous côtés; le fer des roues se coupe, les ressorts éclatent; ceci doit réduire les équipages à leur plus simple expression, à quelque chose d'aussi primitif que la téléga.

Excepté la fameuse chaussée de Pétersbourg à Moscou, la route de Schlusselbourg est encore un des chemins où il y a le moins de ces redoutables rondins. J'y ai compté beaucoup de ponts en mauvaises planches, et l'un de ces ponts m'a semblé périlleux. La vie humaine est peu de chose en Russie. Avec soixante millions d'enfants, peut-on avoir des entrailles de père?

À mon arrivée à Schlusselbourg où j'étais attendu, je fus reçu par l'ingénieur chargé de diriger les travaux des écluses.

Le canal Ladoga, tel qu'il est aujourd'hui, longe la partie du lac qui se trouve entre la ville du même nom et Schlusselbourg: c'est un magnifique ouvrage; il sert à préserver les bateaux des dangers auxquels les tempêtes du lac les exposaient jadis; maintenant les barques tournent cette mer orageuse, et les ouragans ne peuvent plus interrompre une navigation qui passait autrefois, même parmi les plus hardis mariniers, pour très-périlleuse[12].

Il faisait un temps gris, froid, venteux; à peine descendu de voiture devant la maison de l'ingénieur, bonne habitation toute de bois, je fus introduit par lui-même dans un salon convenable, où il m'offrit une légère collation en me présentant avec une sorte d'orgueil conjugal à une jeune et belle personne; c'était sa femme. Elle m'attendait là toute seule, assise sur un canapé d'où elle ne se leva pas à mon arrivée; elle ne disait mot, parce qu'elle ne savait pas le français, et n'osait se mouvoir, je ne sais pourquoi; elle prenait peut-être l'immobilité pour de la politesse, parce qu'elle confondait les airs guindés avec le bon goût; sa manière de me faire les honneurs de chez elle consistait à ne se permettre aucun mouvement; elle semblait s'appliquer à représenter devant moi la statue de l'hospitalité vêtue de mousseline blanche doublée de rose. Dans cette parure plus recherchée qu'élégante, elle me faisait l'effet d'une belle apparition; ou plutôt, en considérant avec attention sa jupe brochée, ouverte par devant et doublée de soie, et tous les pompons dont elle s'était affublée pour éblouir l'étranger; en voyant, dis-je, cette figure de cire, rose, impassible, étalée sur un grand sofa duquel on eût dit qu'elle ne pouvait se détacher, je la prenais pour une madone grecque sur l'autel; il ne lui manquait que des lèvres moins roses, des joues moins fraîches, qu'une châsse et des applications d'or et d'argent pour rendre l'illusion complète. Je mangeais et me réchauffais en silence; elle me regardait sans presque oser détourner les yeux de dessus moi; c'eût été les mouvoir, et le parti de l'immobilité était si bien pris que ses regards mêmes étaient fixes. Si j'avais pu soupçonner qu'il y eût au fond de ce singulier accueil de la timidité, j'aurais éprouvé de la sympathie; je ne sentis que de l'étonnement: le sentiment en pareil cas ne me trompe guère, car je me connais en timidité.

Mon hôte me laissa contempler à loisir cette curieuse pagode, qui me prouva ce que je savais, c'est que les femmes du Nord sont rarement naturelles, et que leur affectation est quelquefois si grande qu'elle n'a pas besoin de paroles pour se trahir; ce brave ingénieur me parut flatté de l'effet que son épouse produisait sur un étranger; il prenait mon ébahissement pour de l'admiration; cependant, voulant remplir sa charge en conscience, il finit par me dire: «Je regrette de vous presser de sortir, mais nous n'avons pas trop de temps pour visiter les travaux que j'ai reçu l'ordre de vous montrer en détail.»

J'avais prévu le coup sans pouvoir le parer, je le reçus avec résignation et me laissai conduire d'écluses en écluses, toujours pensant avec un inutile regret à cette forteresse, tombeau du jeune Ivan dont on ne voulait pas me laisser approcher. J'avais sans cesse présent à la pensée ce but non avoué de ma course: vous verrez bientôt comment il fut atteint.

Le nombre de quartiers de granit que j'ai vus pendant cette matinée, de vannes enchâssées dans des rainures pratiquées au milieu des blocs de cette même pierre, de dalles de la même matière employées à paver le fond d'un canal gigantesque, ne vous importe guère, et j'en suis fort aise, car je ne pourrais vous le dire: sachez seulement que depuis dix ans que les premières écluses sont terminées, elles n'ont exigé aucune réparation. Étonnant exemple de solidité dans un climat comme celui du lac Ladoga, où le granit, les pierres, les marbres les plus solides ne durent que quelques années.

Ce magnifique ouvrage est destiné à égaliser la différence de niveau qu'il y a entre le canal Ladoga et le cours de la Néva près de sa source, à l'extrémité occidentale de l'émissaire qui débouche dans la rivière par plusieurs déversoirs. On a multiplié les écluses avec un luxe admirable afin de rendre aussi facile et aussi prompte que possible une navigation que la rigueur des saisons laisse à peine libre pendant trois ou quatre mois de l'année.

Rien n'a été épargné pour la solidité ni pour la précision du travail; on se sert autant que possible du granit de Finlande pour les ponts, pour les parapets, même, je le répète avec admiration, pour le fond du lit du canal; les ouvrages en bois sont soignés de manière à répondre à ce luxe de matériaux: bref, on a profité de toutes les inventions, de tous les perfectionnements de la science moderne; et l'on a complété à Schlusselbourg un travail aussi parfait dans son genre que le permettent les rigueurs de la nature sous ces climats ingrats.

La navigation intérieure de la Russie mérite d'occuper toute l'attention des hommes du métier; c'est une des principales sources de la richesse du pays; moyennant un système de canalisation colossale, comme tout ce qui s'exécute dans cet Empire, on est parvenu, depuis Pierre-le-Grand, à joindre sans danger pour les bateaux, la mer Caspienne à la mer Baltique par le Volga, le lac Ladoga et la Néva. L'Europe et l'Asie sont ainsi traversées par des eaux qui joignent le Nord au Midi. Cette pensée, hardie à concevoir, prodigieuse à réaliser, a fini par produire une des merveilles du monde civilisé: c'est beau et bon à savoir, mais j'ai trouvé que c'était ennuyeux à voir, surtout sous la conduite d'un des exécuteurs du chef-d'œuvre; l'homme du métier accorde à son ouvrage l'estime qu'il mérite sans doute, mais pour un simple curieux tel que moi l'admiration reste étouffée sous des détails minutieux et dont je vous fais grâce. Nouvelle preuve de ce que je vous ai dit ailleurs: abandonné à soi-même, un voyageur en Russie ne voit rien: protégé, c'est-à-dire escorté, gardé à vue, il voit trop, ce qui revient au même.