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Si ma mère périssait, son projet était de m'emmener dans son pays, pour m'y faire élever et nourrir parmi les petits paysans de sa famille. J'avais deux ans; je tombai mortellement malade d'une fièvre maligne. Nanette trouva le moyen de me faire soigner par trois des premiers médecins de Paris, Portal, Gastaldi, j'ai oublié le nom du chirurgien. Sans doute ces hommes furent influencés par la réputation de mon père et celle de mon grand-père; mais ils seraient venus dans notre réduit, même pour un enfant inconnu, car c'est une chose éprouvée que le désintéressement et le zèle des médecins français; le dévouement de ma bonne est plus étonnant: ils sont humains par état; chez eux la science aide à la vertu, c'est bien; mais elle fut noble et généreuse malgré sa pauvreté, malgré son manque de culture; c'est sublime. Pauvre Nanette! elle avait bien de l'énergie; toutefois la force de sa raison ne répondait pas à sa puissance de sentiment. C'était une belle âme, un noble cœur; ce n'était pas un grand caractère. Mais quelle fidélité!… Les revers de ma famille n'ont que trop fait briller son désintéressement et son courage.

Elle portait la hardiesse jusqu'à l'aveuglement; pendant le procès de mon grand-père, les crieurs publics s'en allaient par les halles, débitant d'atroces injures contre le traître Custine; quand ma bonne les entendait passer, elle les arrêtait au milieu de la foule, se disputait avec eux, défendait son maître contre la populace, et en appelait jusque sur la place de la Révolution des arrêts du tribunal révolutionnaire.

«Que dit-on, qu'ose-t-on écrire contre le général Custine?» s'écriait-elle sans égard au danger auquel elle s'exposait, «Tout cela est faux; je suis née chez lui, moi, je le connais mieux que vous, car il m'a élevée; il est mon maître, il vaut mieux que vous tous, entendez-vous; s'il l'avait voulu, il aurait arrêté votre gueuse de révolution avec son armée, et maintenant vous lui lécheriez les pieds au lieu de l'insulter; lâches que vous êtes!»

C'est avec des discours semblables et bien d'autres éclairs de bon sens, tout aussi imprudents, qu'elle a plusieurs fois pensé se faire massacrer au milieu des rues de Paris, par les harpies de la révolution.

Un jour, c'était peu de temps après la mort de Marat, elle passait avec moi qu'elle portait sur ses bras, au milieu de la place du Carrousel. Par une confusion d'idées qui caractérise cette époque de vertige, on avait élevé là un autel révolutionnaire en l'honneur du martyr de l'athéisme et de l'inhumanité. Au fond de cette espèce de chapelle ardente était déposé, je crois, le cœur, si ce n'est le corps de Marat. On voyait des femmes s'agenouiller dans ce lieu nouvellement sanctifié, y prier, Dieu sait quel dieu, puis se relever en faisant avec recueillement le signe de la croix et une révérence au nouveau saint. Tous ces actes contradictoires peignent énergiquement le désordre des âmes et des choses à cette époque.

Exaspérée par ce spectacle, Nanette oublie que je suis dans ses bras, elle apostrophe la dévote de nouvelle espèce et l'accable d'injures; la furie pieuse répond en criant au sacrilége; des paroles, elle en vient aux coups; la foule entoure les deux ennemies: Nanette est la plus jeune et la plus forte, mais gênée par la crainte de me blesser, elle a le dessous et tombant à terre avec moi, elle perd son bonnet: elle se relève échevelée, cependant elle me tient toujours fidèlement serré contre sa poitrine; de toutes parts des cris de mort la menacent: «L'aristocrate à la lanterne.» On la traîne déjà par les cheveux vers le réverbère de la rue Nicaise, comme on disait alors; une femme m'avait arraché des bras de la malheureuse, lorsqu'un homme qui paraissait plus furieux que les autres, fend la foule, éloigne un instant les énergumènes acharnés contre la victime et faisant semblant de ramasser quelque chose à terre lui dit à l'oreille: «Vous êtes folle, vous êtes folle, entendez-moi bien, ou vous êtes perdue; sauvez-vous, ne craignez rien pour votre enfant, je vous le porterai de loin, mais contrefaites la folle, ou vous êtes morte.» Alors Nanette se met à chanter, à faire toutes sortes de grimaces: «C'est une folle,» dit celui qui la protége; à l'instant d'autres voix répondent: «Elle est folle, elle est folle, vous le voyez bien; laissez-la passer!» Profitant du moyen de salut qu'on lui offre, elle se sauve en courant et en dansant, traverse le pont Royal, s'arrête à l'entrée de la rue du Bac, et là elle se trouve mal en me recevant des mains de son libérateur.

Nanette, grâce à cette leçon, devint sage par attachement pour moi; mais ma mère ne cessa de redouter son audace et ses accès de franchise.

Dès son entrée en prison, ma mère éprouva un sentiment de consolation; là du moins elle n'était plus seule; elle se lia aussitôt d'amitié intime avec quelques femmes distinguées et dont les opinions s'accordaient avec celles de mon père et de mon grand-père. Elles vinrent spontanément au-devant d'une personne à laquelle elles s'intéressaient depuis longtemps sans la connaître, et lui témoignèrent une sympathie touchante, fondée sur beaucoup d'admiration. Elle m'a parlé de madame Charles de Lameth, mademoiselle Picot, personne d'un esprit aimable et même gai, malgré la rigueur des temps; de madame d'Aiguillon, la dernière du nom de Navailles, belle-fille du duc d'Aiguillon, l'ami de madame du Barry, et belle comme une médaille antique; enfin de madame de Beauharnais, depuis l'Impératrice Joséphine.

Ma mère et cette dernière étaient logées dans le même cabinet, elles se rendaient réciproquement les services de femme de chambre.

Ces femmes si jeunes, si belles, avaient les vertus et même l'orgueil de leur malheur. Ma mère m'a conté qu'elle s'empêchait de dormir, tant qu'elle ne se sentait pas la force de faire le sacrifice de sa vie, parce que, disait-elle, elle craignait de donner des marques de faiblesse, si on venait la nuit la réveiller en sursaut pour la conduire à la Conciergerie, c'est-à-dire à la mort.

Mesdames d'Aiguillon et de Lameth avaient beaucoup d'énergie; madame de Beauharnais montrait un découragement qui faisait rougir ses compagnes d'infortune. Avec l'insouciance d'une créole, elle était pusillanime et inquiète à l'excès; les autres savaient se résigner, elle espérait toujours; elle passait sa vie à tirer les cartes en cachette et à pleurer devant tout le monde, au grand scandale de ses compagnes. Mais elle était naturellement gracieuse; et la grâce ne nous sert-elle pas à nous passer de tout ce qui nous manque? Sa tournure, ses manières, son parler surtout avaient un charme particulier: mais, il faut le dire, elle n'était ni magnanime ni franche: les autres prisonnières la plaignaient, en déplorant son peu de courage; car toutes victimes qu'elles étaient de la République, elles restaient républicaines par caractère: je parle de mesdames de Lameth et d'Aiguillon; ma mère n'était que femme, mais avec tant de grandeur d'âme que chaque sacrifice était pour elle un exemple qui lui donnait une sorte d'émulation noble, et l'élevait tout d'abord au niveau des actions inspirées par les sentiments mêmes qu'elle ne partageait pas.

Il avait fallu des combinaisons uniques dans l'histoire pour former une femme telle que ma mère; on ne retrouvera jamais le mélange de grandeur d'âme, et de sociabilité produit en elle par l'élégance et le bon goût des conversations qu'on entendait dans le salon de sa mère, dans celui de madame de Polignac, et par les vertus surnaturelles qu'on acquérait sur les marches de l'échafaud de Robespierre, quand on avait du cœur. Tout le charme de l'esprit français du bon temps, tout le sublime des caractères antiques se retrouvaient en ma mère, qui avait la physionomie et le teint des blondes têtes de Greuze avec un profil grec.