«Et la chambre d'Ivan», poursuivis-je avec des instances qui devaient paraître aussi singulières à mes hôtes que l'étaient pour moi leurs scrupules, leurs réticences et leurs tergiversations.
L'ingénieur me répondit à demi-voix qu'on ne pouvait pas montrer la chambre d'Ivan, parce qu'elle était dans une des parties de la forteresse actuellement occupée par des prisonniers d'État.
L'excuse me parut légitime, je m'y attendais; mais ce qui me surprit, ce fut la colère du commandant de la place; soit qu'il entendît le français mieux qu'il ne le parlait, soit qu'il eût voulu me tromper en faisant semblant d'ignorer notre langue, soit enfin qu'il eût deviné le sens de l'explication qu'on venait de me donner, il réprimanda sévèrement mon guide à qui son indiscrétion, ajouta-t-il, pourrait quelque jour devenir funeste. C'est ce que celui-ci, piqué de la semonce, trouva le moyen de me dire en choisissant un instant favorable, et en ajoutant que le gouverneur l'avait averti d'une manière très-significative, de s'abstenir désormais de parler d'affaires publiques, ni d'introduire des étrangers dans une prison d'État. Cet ingénieur a toutes les dispositions nécessaires pour devenir bon Russe, mais il est jeune et ne sait pas encore le fond de son métier… Ce n'est pas de celui d'ingénieur que je veux parler.
Je sentis qu'il fallait céder; j'étais le plus faible, je me reconnus vaincu et je renonçai à visiter la chambre où le malheureux héritier du trône de Russie était mort imbécile, parce qu'on avait trouvé plus commode de le faire crétin qu'Empereur. Je ne pouvais assez m'étonner de la manière dont le gouvernement russe est servi par ses agents. Je me souvenais de la mine du ministre de la guerre, la première fois que j'osai témoigner le désir de visiter un château devenu historique par un crime commis du temps de l'Impératrice Élisabeth; et je comparais avec une admiration, mêlée d'effroi, le désordre des idées qui règne chez nous à l'absence de toute pensée, de toute opinion personnelle, à la soumission aveugle qui fait la règle de conduite des chefs de l'administration russe, aussi bien que des employés subalternes: l'unité d'action de ce gouvernement m'épouvantait; j'admirais en frémissant l'accord tacite des supérieurs et des subordonnés pour faire la guerre aux idées et même aux faits. Je me sentais autant d'envie de sortir, que l'instant d'auparavant j'avais eu d'impatience d'entrer, et rien ne pouvant plus attirer ma curiosité dans une forteresse, dont on n'avait voulu me montrer que la sacristie, je demandai de retourner à Schlusselbourg. Je redoutais de devenir par force un des habitants de ce séjour des larmes secrètes et des douleurs ignorées. Dans mon angoisse toujours croissante, je n'aspirais plus qu'au plaisir physique de marcher, de respirer; et j'oubliais que le pays même que j'allais revoir est encore une prison: prison d'autant plus redoutable, qu'elle est plus vaste, et qu'on en atteint et franchit plus difficilement les limites.
Une forteresse russe!!! ce mot produit sur l'imagination une impression différente de ce qu'on ressent en visitant les châteaux forts des peuples réellement civilisés, sincèrement humains. Les puériles précautions qu'on prend en Russie pour dissimuler ce qu'on qualifie de secrets d'État, me confirment plus que ne le feraient des actes de barbarie à découvert dans l'idée que ce gouvernement n'est qu'une tyrannie hypocrite. Depuis que j'ai pénétré dans une prison d'État russe, et que j'ai moi-même éprouvé l'impossibilité d'y parler de ce que tout étranger vient pourtant chercher dans un lieu pareil, je me dis que tant de dissimulation doit servir de masque à une profonde inhumanité: ce n'est pas le bien qu'on voile avec un pareil soin.
Si, au lieu de chercher à déguiser la vérité sous une fausse politesse, on m'eût mené simplement dans les lieux qu'il est permis de montrer; si l'on eût répondu avec franchise à mes questions sur un fait accompli depuis un siècle, j'eusse été moins occupé de ce que je n'aurais pu voir; mais ce qu'on m'a refusé trop artificieusement m'a prouvé le contraire de ce qu'on voulait me persuader. Tous ces vains détours sont des révélations aux yeux de l'observateur expérimenté. Ce qui m'indignait, c'était que les hommes qui usaient avec moi de ces subterfuges pussent croire que j'étais la dupe de leurs ruses d'enfants. On m'assure, et je tiens ceci de bon lieu, que les cachots sous-marins de Kronstadt renferment, entre autres prisonniers d'État, des infortunés qui s'y trouvent relégués depuis le règne d'Alexandre. Ces malheureux sont abrutis par un supplice dont rien ne peut excuser ni motiver l'atrocité; s'ils venaient maintenant à sortir de terre, ils se lèveraient comme autant de spectres vengeurs qui feraient reculer d'effroi le despote lui-même, et tomber en ruine l'édifice du despotisme; tout peut se défendre par de belles paroles et même par de bonnes raisons; les arguments ne manquent à pas une des opinions qui divisent le monde politique, littéraire et religieux; mais on dira ce qu'on voudra, un régime dont la violence exige qu'on le soutienne par de tels moyens est un régime profondément vicieux.
Les victimes de cette odieuse politique ne sont plus des hommes: ces infortunés, déchus du droit commun, croupissent étrangers au monde, oubliés de tous, abandonnés d'eux-mêmes dans la nuit de leur captivité, où l'imbécillité devient le fruit et la dernière consolation d'un ennui sans terme; ils ont perdu la mémoire, et jusqu'à la raison, cette lumière humaine qu'aucun homme n'a le droit d'éteindre dans l'âme de son semblable. Ils ont oublié même leur nom, que les gardiens s'amusent à leur demander, par une dérision brutale et toujours impunie; car il règne au fond de ces abîmes d'iniquité un tel désordre, les ténèbres y sont si épaisses, que les traces de toute justice s'y effacent.
On ignore jusqu'au crime de certains prisonniers, qu'on retient pourtant toujours, parce qu'on ne sait à qui les rendre, et qu'on pense qu'il y a moins d'inconvénient à perpétuer le forfait qu'à le publier. On craint le mauvais effet de l'équité tardive, et l'on aggrave le mal, pour n'être pas forcé d'en justifier les excès…; atroce pusillanimité qui s'appelle respect pour les convenances, prudence, obéissance, sagesse, sacrifice au bien public, à la raison d'État…, que sais-je?… Les paroles ne manquent pas aux oppresseurs; n'y a-t-il pas deux noms pour toutes choses dans les sociétés humaines? C'est ainsi qu'on nous dit à chaque instant qu'il n'y a pas de peine de mort en Russie. Enterrer vif, ce n'est pas tuer! Quand on pense d'un côté à tant de malheurs, de l'autre à tant d'injustice et d'hypocrisie, on ne connaît plus de coupable en prison; le juge seul paraît criminel, et, ce qui porte au comble mon épouvante, c'est que je sais que ce juge inique n'est point féroce par plaisir. Voilà ce qu'un mauvais gouvernement peut faire des hommes intéressés à sa durée!… Mais la Russie marche au-devant de ses destinées; ceci répond à tout. Certes si l'on mesure la grandeur du but à l'étendue des sacrifices, on doit présager à cette nation l'empire du monde.
Au retour de cette triste visite, une nouvelle corvée m'attendait chez l'ingénieur: un dîner de cérémonie avec des personnes de la classe moyenne. L'ingénieur avait réuni chez lui, pour me faire honneur, des parents de sa femme et quelques propriétaires des environs. Société qui m'eût paru curieuse à observer, si dès le début je n'eusse reconnu que je n'avais rien à y apprendre. Il y a peu de bourgeois en Russie; mais la classe des petits employés et des propriétaires, obscurs bien qu'anoblis, y représente la bourgeoisie des autres pays. Envieux des grands, mais en butte à l'envie des petits, ces hommes ont beau s'appeler nobles, ils se trouvent exactement dans la position où les bourgeois étaient en France avant la révolution; les mêmes données produisent partout les mêmes résultats.