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L'homme qui voit les sociétés à distance est plus lucide dans ses jugements que celui qui s'expose toute sa vie au froissement de la machine politique; l'esprit discerne d'autant mieux la figure des mécaniques employées à la fabrication des choses de ce monde, qu'il demeure plus étranger à leur triture: ce n'est pas en grimpant sur une montagne qu'on en distingue les formes.

Les hommes d'action n'observent que de mémoire et ne pensent à peindre ce qu'ils ont vu que lorsqu'ils sont retirés du théâtre; mais alors aigris par une disgrâce ou sentant s'approcher leur fin, fatigués, désenchantés, ou livrés à des accès d'espérance dont l'inutile retour est une inépuisable source de déception, ils gardent presque toujours pour eux seuls le trésor de leur expérience.

Croyez-vous que si j'eusse été poussé à Pétersbourg par le courant des affaires, j'aurais deviné, j'aurais aperçu le revers des choses comme je les vois, et en si peu de temps? Renfermé dans la société des diplomates, j'aurais considéré ce pays de leur point de vue; obligé de traiter avec eux, il m'eût fallu conserver ma force pour l'affaire en discussion; et sur tout le reste, j'aurais eu intérêt à me concilier leur bienveillance par une grande facilité; ne croyez pas que ce manége puisse s'exercer longtemps sans réagir sur le jugement de celui qui s'en impose la contrainte. J'aurais fini par me persuader que, sur beaucoup de points, je pensais comme ils pensent, ne fût-ce que pour m'excuser à mes propres yeux de la faiblesse de parler comme ils parlent. Des opinions que vous n'osez réfuter, quelque peu fondées que vous les trouviez d'abord, finissent par modifier les vôtres: quand la politesse va jusqu'à une tolérance aveugle, elle équivaut à une trahison envers soi-même: elle nuit au coup d'œil de l'observateur qui doit vous montrer les choses et les personnes non comme il les veut, mais comme il les voit.

Et encore, malgré toute l'indépendance dont je me targue, suis-je souvent forcé pour ma sûreté personnelle de flatter l'amour-propre féroce de cette nation ombrageuse, parce que tout peuple à demi barbare est défiant. Ne croyez pas que mes jugements sur les Russes et sur la Russie étonnent ceux des diplomates étrangers qui ont eu le loisir, le goût et le temps d'apprendre à connaître cet Empire: soyez sûr qu'ils sont de mon avis; mais c'est ce dont ils ne conviendront pas tout haut… Heureux l'observateur placé de manière à ce que personne n'ait le droit de lui reprocher un abus de confiance!

Toutefois je ne me dissimule pas les inconvénients de ma liberté: pour servir la vérité, il ne suffit pas de l'apercevoir; il faut la manifester aux autres. Le défaut des esprits solitaires, c'est qu'ils sont trop de leur avis, tout en changeant à chaque instant de point de vue; car la solitude livre l'esprit de l'homme à l'imagination qui le rend mobile.

Mais vous, vous pouvez et vous devez mettre à profit mes apparentes contradictions pour retrouver l'exacte figure des personnes et des choses à travers mes capricieuses et mouvantes peintures. Remerciez-moi: peu d'écrivains sont assez courageux pour abandonner au lecteur une partie de leur tâche et pour braver le reproche d'inconséquence plutôt que de charger leur conscience d'un mérite affecté. Quand l'expérience du jour dément mes conclusions de la veille, je ne crains pas de l'avouer: avec la sincérité dont je fais profession, mes voyages deviennent des confessions: les hommes de parti pris sont tout méthode, tout ordonnance, et par là ils échappent à la critique pointilleuse; mais ceux qui, comme moi, disent ce qu'ils sentent sans s'embarrasser de ce qu'ils ont senti, doivent s'attendre à payer la peine de leur laisser aller. Ce naïf et superstitieux amour de l'exactitude est sans doute une flatterie au lecteur, mais c'est une flatterie dangereuse par le temps qui court. Aussi m'arrive-t-il parfois de craindre que le monde où nous vivons ne soit pas digne du compliment.

J'aurai donc tout risqué pour satisfaire l'amour de la vérité, vertu que personne n'a; et dans mon zèle imprudent, sacrifiant à une divinité qui n'a plus de temple, prenant au positif une allégorie, je manquerai la gloire du martyre et passerai pour un niais! Tant il est vrai, que dans une société où le mensonge trouve toujours son salaire la bonne foi est nécessairement punie!… Le monde a des croix pour chaque vérité.

Pour méditer sur ces matières et sur bien d'autres je me suis arrêté longtemps au milieu du grand pont de la Néva: je désirais me graver dans la mémoire les deux tableaux différents dont j'y pouvais jouir en me retournant seulement et sans changer de place.

Au levant, le ciel sombre, la terre brillante; au couchant, le ciel clair et la terre dans l'ombre: il y avait dans l'opposition de ces deux faces de Pétersbourg à l'occident et à l'orient un sens symbolique que je croyais pénétrer: à l'ouest est l'ancien, à l'est le moderne Pétersbourg; c'est bien cela, me disais-je: le passé, la vieille ville, dans la nuit; l'avenir, la ville nouvelle, dans la lumière… Je serais demeuré là longtemps, j'y serais encore si je n'avais voulu me hâter de rentrer chez moi pour vous peindre, avant d'en avoir perdu la mémoire, une partie de l'admiration rêveuse que me faisaient éprouver les tons décroissants de ce mouvant tableau. L'ensemble des choses se rend mieux de souvenir, mais, pour peindre certains détails, il faut saisir ses premières impressions au vol.

Le spectacle que je viens de vous décrire me remplissait d'un attendrissement religieux et que je craignais de perdre. On a beau croire à la réalité de ce qu'on sent vivement, on n'est point arrivé à l'âge que j'ai sans savoir qu'entre tout ce qui passe, rien ne passe si vite que les émotions tellement vives qu'elles nous semblent devoir durer toujours.

Pétersbourg me paraît moins beau, mais plus étonnant que Venise. Ce sont deux colosses élevés par la peur: Venise fut l'œuvre de la peur toute simple: les derniers des Romains aiment mieux fuir que mourir, et le fruit de la peur de ces colosses antiques devient une des merveilles du monde moderne; Pétersbourg est également le produit de la terreur, mais d'une terreur pieuse, car la politique russe a su faire de l'obéissance un dogme. Le peuple russe passe pour très-religieux, soit: mais qu'est-ce qu'une religion qu'il est défendu d'enseigner? On ne prêche jamais dans les églises russes. L'Évangile révélerait la liberté aux Slaves.

Cette crainte de laisser comprendre une partie de ce qu'on veut faire croire m'est suspecte: plus la raison, plus la science resserrent le domaine de la foi, et plus cette lumière divine concentrée dans son foyer répand d'éclat; on croit mieux quand on croit moins. Les signes de croix ne prouvent pas la dévotion; aussi, malgré leurs génuflexions et toutes leurs marques extérieures de piété, il me semble que les Russes dans leurs prières pensent à l'Empereur plus qu'au bon Dieu. À ce peuple idolâtre de ses maîtres, il faudrait, comme au Japonais, un second souverain: un Empereur spirituel pour le conduire au ciel. Le souverain temporel l'attache trop à la terre. «Réveillez-moi quand vous en serez au bon Dieu», disait un ambassadeur endormi dans une église russe par la liturgie Impériale.

Quelquefois je me sens prêt à partager la superstition de ce peuple. L'enthousiasme devient communicatif lorsqu'il est général, ou seulement qu'il le paraît; mais sitôt que le mal me gagne, je pense à la Sibérie, à cet auxiliaire indispensable de la civilisation moscovite, et soudain je retrouve mon calme et mon indépendance.

La foi politique est plus ferme ici que la foi religieuse; l'unité de l'Église grecque n'est qu'apparente: les sectes, réduites au silence par le silence habilement calculé de l'Église dominante, creusent leurs chemins sous terre; mais les nations ne sont muettes qu'un temps: tôt ou tard le jour de la discussion se lève: la religion, la politique, tout parle, tout s'explique à la fin. Or, sitôt que la parole sera rendue à ce peuple muselé, on entendra tant de disputes que le monde étonné se croira revenu à la confusion de Babeclass="underline" c'est par les dissensions religieuses qu'arrivera quelque jour une révolution sociale en Russie.