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Lorsque je m'approche de l'Empereur, que je vois sa dignité, sa beauté, j'admire cette merveille; un homme à sa place, c'est chose rare à rencontrer partout; mais sur le trône, c'est le phénix. Je me réjouis de vivre dans un temps où ce prodige existe, vu que j'aime à respecter comme d'autres se plaisent à insulter.

Toutefois j'examine avec un soin scrupuleux les objets de mon respect; il arrive de là que lorsque je considère de près ce personnage unique sur la terre, je crois que sa tête est à deux faces comme celle de Janus, et que les mots violence, exil, oppression, ou leur équivalent à tous, Sibérie, sont gravés sur celui des deux fronts que je ne vois pas.

Cette idée me poursuit sans cesse, même quand je lui parle. J'ai beau m'efforcer de ne penser qu'à ce que je lui dis, mon imagination voyage malgré moi de Varsovie à Tobolsk, et ce seul nom de Varsovie me rend toute ma défiance.

Savez-vous qu'à l'heure qu'il est les chemins de l'Asie sont encore une fois couverts d'exilés nouvellement arrachés à leurs foyers, et qui vont à pied chercher leur tombe comme les troupeaux sortent du pâturage pour marcher à la boucherie? Ce renouvellement de colère est dû à une soi-disant conspiration polonaise; conspiration de jeunes fous, qui seraient des héros s'ils avaient réussi, quoique pour être désespérées leurs tentatives n'en soient, ce me semble, que plus généreuses. Mon cœur saigne pour les bannis, pour leur famille, pour leur pays!!… qu'arrivera-t-il quand les oppresseurs de ce coin de terre où fleurit naguère la chevalerie, auront peuplé la Tartarie de ce qu'il y avait de plus noble et de plus courageux parmi les enfants de la vieille Europe? Alors, achevant de combler leur glacière politique, ils jouiront de leur succès: la Sibérie sera devenue le royaume et la Pologne le désert.

Ne devrait-on pas rougir de honte en prononçant le mot de libéralisme, quand on pense qu'il existe en Europe un peuple qui fut indépendant, et qui ne connaît plus d'autre liberté que celle de l'apostasie? Les Russes, lorsqu'ils tournent contre l'Occident les armes qu'ils emploient avec succès contre l'Asie, oublient que le même mode d'action qui aide au progrès chez les Calmoucks, devient un crime de lèse-humanité chez un peuple depuis longtemps civilisé. Je m'abstiens, vous voyez avec quel soin, de proférer le mot de tyrannie: il serait pourtant à sa place; mais il prêterait des armes contre moi à des hommes blasés sur les plaintes qu'ils excitent sans cesse. Ces hommes sont toujours prompts à crier aux déclamations révolutionnaires! Ils répondent aux arguments par le silence, cette raison du plus fort; à l'indignation par le mépris, ce droit du plus faible usurpé par le plus fort; connaissant leur tactique, je ne veux pas les faire sourire… Mais de quoi me vais-je inquiéter? Passé quelques pages, ils ne me liront pas: ils mettront le livre à l'index et défendront d'en parler; ce livre n'existera pas, il n'aura jamais existé pour eux, ni chez eux; leur gouvernement se défend en faisant le muet comme leur Église; une telle politique a réussi jusqu'à ce jour et doit réussir longtemps encore dans un pays où les distances, l'isolement, les marais, les bois, et les hivers tiennent lieu de conscience aux hommes qui commandent, et de patience à ceux qui obéissent.

On ne peut assez le répéter, leur révolution sera d'autant plus terrible qu'elle se fera au nom de la religion: la politique russe a fini par fondre l'Église dans l'État, par confondre le ciel et la terre: un homme qui voit Dieu dans son maître n'espère le paradis que de la grâce de l'Empereur.

Les scènes du Volga continuent; et l'on attribue ces horreurs aux provocations des émissaires polonais: imputation qui rappelle la justice du loup de La Fontaine. Ces cruautés, ces iniquités réciproques préludent aux convulsions du dénouement et suffisent pour nous faire prévoir quelle en sera la nature. Mais dans une nation gouvernée comme l'est celle-ci, les passions bouillonnent longtemps avant d'éclater; le péril a beau s'approcher d'heure en heure, le mal se prolonge, la crise se retarde; nos petits-enfants ne verront peut-être pas l'explosion que nous pouvons cependant présager dès aujourd'hui comme inévitable, mais sans en prédire l'époque.

(Suite de la lettre précédente.)

Pétersbourg, ce 3 août 1839.

Je ne partirai jamais, le bon Dieu s'en mêle!… encore un retard!… mais celui-ci est légitime, vous ne me le reprocherez pas… J'allais monter en voiture; un de mes amis insiste pour me voir: il entre. C'est une lettre qu'il veut me faire lire à l'instant même. Quelle lettre, bon Dieu!!… Elle est de la princesse Troubetzkoï, qui l'adresse à une personne de sa famille chargée de la montrer à l'Empereur. Je désirais la copier pour l'imprimer sans y changer un mot, c'est ce qu'on n'a pas voulu me permettre. «Elle parcourrait la terre entière, disait mon ami, effrayé de l'effet qu'il venait de produire sur moi.

—Raison de plus pour la faire connaître, répondis-je.

—Impossible. Il y va de l'existence de plusieurs individus; d'ailleurs on ne me l'a prêtée que pour vous la montrer sous parole d'honneur et à condition qu'elle sera rendue dans une demi-heure.»

Malheureux pays, où tout étranger apparaît comme un sauveur aux yeux d'un troupeau d'opprimés, parce qu'il représente la vérité, la publicité, la liberté chez un peuple privé de tous ces biens.

Avant de vous dire ce que contient cette lettre, il faut vous conter en peu de mots une lamentable histoire. Vous en connaissez les principaux faits, mais vaguement comme tout ce qu'on sait d'un pays lointain et auquel on ne prend qu'un froid intérêt de curiosité: ce vague vous rend cruel et indifférent comme je l'étais avant de venir en Russie: lisez et rougissez; oui, rougissez, car quiconque n'a pas protesté de toutes ses forces contre la politique d'un pays où de pareils actes sont possibles, en est jusqu'à un certain point complice et responsable.

Je renvoie les chevaux par mon feldjæger sous prétexte d'indisposition subite, et je le charge de dire à la poste que je ne partirai que demain; débarrassé de cet espion officieux, je me mets à vous écrire.

Le prince Troubetzkoï fut condamné aux galères il y a quatorze ans; jeune alors il venait de prendre une part très-active à la révolte du quatorze décembre.

Il s'agissait de tromper les soldats sur la légitimité de l'Empereur Nicolas. Les chefs des conjurés espéraient profiter de l'erreur des troupes pour opérer à la faveur d'une émeute de caserne une révolution politique, dont heureusement ou malheureusement pour la Russie, eux seuls jusqu'alors avaient senti le besoin. Le nombre de ces réformateurs était trop peu considérable pour que les troubles excités par eux pussent aboutir au résultat qu'ils se proposaient: c'était faire du désordre pour le désordre.

La conspiration fut déjouée par la présence d'esprit de l'Empereur[13] ou mieux par l'intrépidité de son regard; ce prince, dès le premier jour d'autorité, puisa dans l'énergie de son attitude toute la force de son règne.

La révolution arrêtée, il fallut procéder à la punition des coupables. Le prince Troubetzkoï, un des plus compromis, ne put se justifier, on l'envoya comme forçat aux mines de l'Oural pour quatorze ou quinze ans et pour le reste de sa vie en Sibérie dans une de ces colonies lointaines que les malfaiteurs sont destinés à peupler.