Le prince avait une femme dont la famille tient à ce qu'il y a de plus considérable dans le pays; on ne put jamais persuader à la princesse de ne pas suivre son mari dans le tombeau. «C'est mon devoir, disait-elle; je le remplirai: nulle puissance humaine n'a le droit de séparer une femme de son mari; je veux partager le sort du mien.» Cette noble épouse obtint la grâce d'être enterrée vivante avec son époux. Ce qui m'étonne depuis que je vois la Russie, et que j'entrevois l'esprit qui préside à ce gouvernement, c'est que, par un reste de vergogne, on ait cru devoir respecter cet acte de dévouement pendant quatorze années. Qu'on favorise l'héroïsme patriotique, c'est tout simple, on en profite; mais tolérer une vertu sublime qui ne s'accorde pas avec les vues politiques du souverain, c'est un oubli qu'on a dû se reprocher. On aura craint les amis des Troubetzkoï; une aristocratie, quelque énervée qu'elle soit, conserve toujours une ombre d'indépendance, et cette ombre suffit pour offusquer le despotisme. Les contrastes abondent dans cette société terrible: beaucoup d'hommes y parlent entre eux aussi librement que s'ils vivaient en France: cette liberté secrète les console de l'esclavage public qui fait la honte et le malheur de leur pays.
Donc dans la crainte d'exaspérer des familles prépondérantes, on aura cédé à je ne sais quel genre de prudence ou de miséricorde: la princesse est partie avec son mari le galérien; et ce qu'il y a de plus merveilleux, c'est qu'elle est arrivée. Voyage immense, et qui était à lui seul une épreuve terrible. Vous savez que ces voyages se font en téléga, petite charrette découverte, sans ressorts; on roule pendant des centaines, des milliers de lieues sur des rondins qui brisent les voitures et les corps. La malheureuse femme a supporté cette fatigue et bien d'autres après celle-là: j'entrevois ses privations, ses souffrances, mais je ne puis vous les décrire, les détails me manquent, et je ne veux rien imaginer: la vérité dans cette histoire m'est sacrée.
L'effort vous paraîtra plus héroïque quand vous saurez que jusqu'à l'époque de la catastrophe les deux époux avaient vécu assez froidement ensemble. Mais un dévouement passionné ne tient-il pas lieu d'amour? n'est-ce pas l'amour lui-même? L'amour a plusieurs sources et le sacrifice est la plus abondante.
Ils n'avaient point eu d'enfants à Pétersbourg; ils en eurent cinq en
Sibérie!
Cet homme glorifié par la générosité de sa femme est devenu un être sacré aux yeux de tout ce qui s'approche de lui. Eh! qui ne vénérerait l'objet d'une amitié si sainte!
Quelque criminel que fut le prince Troubetzkoï, sa grâce, que l'Empereur refusera probablement jusqu'à la fin, car il croit devoir à son peuple et se devoir à lui-même une sévérité implacable, est depuis longtemps accordée au coupable par le Roi des Rois; les vertus presque surnaturelles d'une épouse peuvent apaiser la colère d'un Dieu, elles n'ont pu désarmer la justice humaine. C'est que la toute-puissance divine est une réalité, tandis que celle de l'Empereur de Russie n'est qu'une fiction.
Il y a longtemps qu'il aurait pardonné s'il était aussi grand qu'il le paraît, mais la clémence, outre qu'elle répugne à son naturel, lui semble une faiblesse par laquelle le Roi manquerait à la royauté; habitué qu'il est à mesurer sa force à la peur qu'il inspire, il regarderait la pitié comme une infidélité à son code de morale politique.
Quant à moi qui ne juge du pouvoir d'un homme sur les autres que par celui que je lui vois exercer sur lui-même, je ne crois son autorité assurée que lorsqu'il a su pardonner; l'Empereur Nicolas n'a osé que punir. C'est que l'Empereur Nicolas, qui se connaît en flatterie, puisqu'il est flatté toute sa vie par soixante millions d'hommes, lesquels s'évertuent à lui persuader qu'il est au-dessus de l'humanité, croit devoir rendre à son tour quelques grains d'encens au peuple dont il est adoré, et cet encens empoisonné inspire la cruauté. Le pardon serait une leçon dangereuse à donner à un peuple aussi rude encore au fond du cœur que l'est le peuple russe. Le prince se rabaisse au niveau de ses sauvages sujets; il s'endurcit avec eux, il ne craint pas de les abrutir pour se les attacher: peuple et souverain luttent entre eux de déceptions, de préjugés et d'inhumanité. Abominable combinaison de barbarie et de faiblesse, échange de férocité, circulation de mensonge qui fait la vie d'un monstre, d'un corps cadavéreux dont le sang est du venin: voilà le despotisme dans son essence et dans sa fatalité!…
Les deux époux ont vécu pendant quatorze ans à côté, pour ainsi dire, des mines de l'Oural, car les bras d'un ouvrier comme le prince avancent peu le travail matériel de la pioche; il est là pour y être… voilà tout; mais il est galérien, cela suffit… Vous verrez tout à l'heure à quoi cette condition condamne un homme… et ses enfants!!…
Il ne manque pas de bons Russes à Pétersbourg; et j'en ai rencontré qui regardent la vie des condamnés aux mines comme fort supportable et qui se plaignent de ce que les modernes faiseurs de phrases exagèrent les souffrances des conspirateurs de l'Oural. À la vérité, ils conviennent qu'on ne peut leur faire parvenir aucun argent; mais leurs parents ont la permission de leur envoyer des denrées: ils reçoivent ainsi des vêtements et des vivres… des vivres!… Il est peu d'aliments qui puissent traverser ces distances fabuleuses sous un tel climat sans se détériorer. Mais quelles que soient les privations, les souffrances des condamnés, les vrais patriotes approuvent sans restriction le bagne politique d'invention russe. Ces courtisans des bourreaux trouvent toujours la peine trop douce pour le crime.
Au 18 fructidor, les républicains français ont usé du même moyen: l'un des cinq directeurs, Barthélémy, fut déporté à Cayenne, ainsi qu'un nombre considérable de personnes accusées et convaincues de n'avoir pas adopté avec assez d'enthousiasme les idées philanthropiques du parti de la majorité; mais au moins ces malheureux furent exilés sans être dégradés; on les traitait en citoyens quoiqu'en ennemis vaincus. La République les envoyait mourir dans des pays où l'air empoisonne les Européens, mais en les tuant pour se débarrasser d'eux, elle n'en faisait pas des parias.
Quoi qu'il en soit des délices de la Sibérie, la santé de la princesse Troubetzkoï est altérée par son séjour aux mines: on a peine à comprendre qu'une femme habituée au luxe du grand monde dans un pays voluptueux, ait pu supporter si longtemps les privations de tous genres auxquelles elle s'est soumise par choix. Elle a voulu vivre; elle a vécu, elle est devenue grosse, elle est accouchée, elle a élevé ses enfants sous une zone où la longueur et le froid de l'hiver nous paraissent contraires à la vie. Le thermomètre y descend chaque année de 36 à 40 degrés: cette température seule suffirait pour détruire la race humaine… Mais la sainte femme a bien d'autres soucis.
Au bout de sept années d'exil, lorsqu'elle vit ses enfants grandir, elle crut devoir écrire à une personne de sa famille pour tâcher qu'on suppliât humblement l'Empereur de permettre qu'ils fussent envoyés à Pétersbourg ou dans quelque autre grande ville, afin d'y recevoir une éducation convenable.
La supplique fut portée aux pieds du Czar, et le digne successeur des Ivan et de Pierre Ier a répondu que des enfants de galérien, galériens eux-mêmes, sont toujours assez savants.
Sur cette réponse, la famille,… la mère,… le condamné, ont gardé le silence pendant sept autres années. L'humanité, l'honneur, la charité chrétienne, la religion humiliés, protestaient seuls pour eux, mais tout bas; pas une voix ne s'est élevée pour réclamer contre une telle justice.