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Cependant aujourd'hui un redoublement de misère vient de tirer un dernier cri du fond de cet abîme.

Le prince a fait son temps de galères, et maintenant les exilés libérés, comme on dit, sont condamnés à former, eux et leur jeune famille, une colonie dans un coin des plus reculés du désert. Le lieu de leur nouvelle résidence, choisi à dessein par l'Empereur lui-même, est si sauvage que le nom de cet antre n'est pas même encore marqué sur les cartes de l'état-major russe, les plus fidèles et les plus minutieuses cartes géographiques que l'on connaisse.

Vous comprenez que la condition de la princesse (je ne nomme qu'elle), est plus malheureuse depuis qu'on lui permet d'habiter cette solitude (remarquez que dans cette langue d'opprimés, interprétée par l'oppresseur, les permissions sont obligatoires); aux mines elle se chauffait sous terre; là du moins cette famille avait des compagnons d'infortune, des consolateurs muets, des témoins de son héroïsme: elle rencontrait des regards humains qui contemplaient et déploraient respectueusement son martyre inglorieux, circonstance qui le rendait plus sublime. Il s'y trouvait des cœurs qui battaient à sa vue; enfin, sans même avoir besoin de parler, elle se sentait en société, car les gouvernements ont beau faire de leur pis, la pitié se fera jour partout où il y aura des hommes.

Mais comment attendrir des ours, percer des bois impénétrables, fondre des glaces éternelles, franchir les bruyères spongieuses d'un marais sans bornes, se garantir d'un froid mortel dans une baraque? comment enfin subsister seule avec son mari et ses cinq enfants, à cent lieues, peut-être plus loin de toute habitation humaine, si ce n'est de celle du surveillant des colons? car c'est là ce qu'on appelle en Sibérie coloniser!…

Ce que j'admire autant que la résignation de la princesse, c'est ce qu'il lui a fallu trouver dans son cœur d'éloquence et de tendresse ingénieuse pour surmonter la résistance de son mari, et pour réussir à lui persuader qu'elle était encore moins à plaindre en restant avec lui, en souffrant comme lui, qu'elle ne le serait à Pétersbourg entourée de toutes les commodités de la vie, mais séparée de lui. Quand je considère ce qu'elle est parvenue à donner et à faire recevoir, je reste muet d'admiration; c'est ce triomphe du dévouement récompensé par le succès, puisqu'il est consenti par l'objet de tant d'amour, que je regarde comme un miracle de délicatesse, de force et de sensibilité; savoir faire le sacrifice de soi-même, c'est noble et rare; savoir faire accepter un pareil sacrifice, c'est sublime…

Aujourd'hui, ce père et cette mère dénués de tout secours, sans force physique, contre tant d'infortunes, épuisés par les trompeuses espérances du passé, par l'inquiétude de l'avenir, perdus dans leur solitude, brisés dans l'orgueil de leur malheur qui n'a plus même de témoins, punis dans leurs enfants, dont l'innocence ne sert que d'aggravations au supplice de leurs parents: ces martyrs d'une politique féroce ne savent plus comment vivre eux et leur famille. Ces petits forçats de naissance, ces parias impériaux ont beau porter des numéros en guise de noms, s'ils n'ont plus de patrie, plus de place dans l'État, la nature leur a donné des corps qu'il faut nourrir et vêtir: une mère, quelque dignité, quelque élévation d'âme qu'elle ait, verra-t-elle périr le fruit de ses entrailles sans demander grâce? non; elle s'humilie;… et cette fois ce n'est pas par vertu chrétienne; la femme forte est vaincue par la mère au désespoir; prier Dieu ne suffit que pour le salut éternel, elle prie l'homme pour du pain: que Dieu lui pardonne!… elle voit ses enfants malades sans pouvoir les secourir, sans avoir aucun remède à leur administrer pour les soulager, pour les guérir peut-être, pour leur sauver la vie qu'ils vont perdre… Aux mines, on pouvait encore les faire soigner; dans leur nouvel exil ils manquent de tout. Dans ce dénûment extrême, elle ne voit plus que leur misère; le père, le cœur flétri par tant de malheur, la laisse agir selon son inspiration, bref, pardonnant… (demander grâce, c'est pardonner?…) pardonnant avec une générosité héroïque à la cruauté d'un premier refus, la princesse écrit une seconde lettre du fond de sa hutte; cette lettre est adressée à sa famille, mais destinée à l'Empereur. C'était se mettre sous les pieds de son ennemi, c'était oublier ce qu'on se doit à soi-même; mais qui ne l'absoudrait, l'infortunée?… Dieu appelle ses élus à tous les genres de sacrifices, même à celui de la fierté la plus légitime; Dieu est généreux et ses trésors sont inépuisables… Oh! l'homme qui pourrait comprendre la vie sans l'éternité n'aurait vu des choses de ce monde que le beau côté! il aurait vécu d'illusions comme on voudrait me faire voyager en Russie.

La lettre de la princesse est arrivée à sa destination, l'Empereur l'a lue; et c'est pour me communiquer cette lettre qu'on m'a empêché de partir; je ne regrette pas le retard: je n'ai rien lu de plus simple ni de plus touchant: des actions comme les siennes dispensent des paroles: elle use de son privilége d'héroïne, elle est laconique, même en demandant la vie de ses enfants… C'est en peu de lignes qu'elle expose sa situation, sans déclamations, sans plaintes. Elle s'est placée au-dessus de toute éloquence: les faits seuls parlent pour elle; elle finit en implorant pour unique faveur la permission d'habiter à portée d'une apothicairerie, afin, dit-elle, de pouvoir donner quelque médecine à ses enfants quand ils sont malades… Les environs de Tobolsk, d'Irkutsk ou d'Orenbourg lui paraîtraient le paradis. Dans les derniers mots de sa lettre elle ne s'adresse plus à l'Empereur, elle oublie tout, excepté son mari, c'est à la pensée de leur cœur qu'elle répond avec une délicatesse et une dignité qui mériteraient l'oubli du forfait le plus exécrable: et elle est innocente!… et le maître auquel elle s'adresse est tout-puissant, et il n'a que Dieu pour juge de ses actes!… «Je suis bien malheureuse, dit-elle, pourtant si c'était à refaire, je le ferais encore.»

Il s'est trouvé dans la famille de cette femme une personne assez courageuse, et quiconque connaît la Russie doit rendre hommage à cet acte de piété, une personne assez courageuse pour oser porter cette lettre à l'Empereur et même pour appuyer d'une humble supplication la requête d'une parente disgraciée. On n'en parle au maître qu'avec terreur comme on parlerait d'une criminelle; cependant devant tout autre homme que l'Empereur de Russie, on se glorifierait d'être allié à cette noble victime du devoir conjugal. Que dis-je? il y a là bien plus que le devoir d'une femme, il y a l'enthousiasme d'un ange.

Néanmoins il faut compter pour rien tant d'héroïsme; il faut trembler, demander grâce pour une vertu qui force les portes du ciel; tandis que tous les époux, tous les fils, toutes les femmes, tous les humains devraient élever un monument en l'honneur de ce modèle des épouses, tous devraient tomber à ses pieds en chantant ses louanges; on la glorifierait devant les saints; on n'ose la nommer devant l'Empereur!!… Pourquoi règne-t-on, si ce n'est pour faire justice à tous les genres de mérite? Quant à moi, si elle revenait dans le monde, j'irais la voir passer, et si je ne pouvais m'approcher d'elle et lui parler, je me contenterais de la plaindre, de l'envier, et de la suivre de loin comme on marche derrière une bannière sacrée.

Eh bien! après quatorze ans de vengeance suivie sans relâche, mais non assouvie… Ah! laissez éclater mon indignation, ménager les termes en racontant de tels faits ce serait trahir une cause sacrée! Que les Russes réclament s'ils l'osent: j'aime mieux manquer de respect au despotisme qu'au malheur. Ils m'écraseront s'ils le peuvent, mais au moins l'Europe apprendra qu'un homme à qui soixante millions d'hommes ne cessent de dire qu'il est tout-puissant, se venge!… Oui, c'est le mot vengeance que je veux attacher à une telle justice!! Donc après quatorze ans, cette femme ennoblie par tant d'héroïques misères, obtient de l'Empereur Nicolas, pour toute réponse, les paroles que vous allez lire, et que j'ai recueillies de la bouche même d'une personne à qui le courageux parent de la victime venait de les répéter: «Je suis étonné qu'on ose encore me parler… (deux fois en quinze ans!…) d'une famille dont le chef a conspiré contre moi.» Doutez de cette réponse, j'en doute moi-même, cependant j'ai la preuve qu'elle est vraie. La personne qui me l'a redite, mérite toute confiance; d'ailleurs les faits parlent: la lettre n'a rien changé au sort des exilés.