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Et la Russie se vante de l'abolition de la peine de mort[14]!! Modérez votre zèle, abolissez seulement le mensonge qui préside à tout, défigure tout, envenime tout chez vous et vous aurez fait assez pour le bien de l'humanité.

Les parents des exilés, les Troubetzkoï, famille puissante, vivent à Pétersbourg; et ils vont à la cour!!!… Voilà l'esprit, la dignité, l'indépendance de l'aristocratie russe. Dans cet Empire de la violence, la peur justifie tout!.. bien plus, elle est assurée d'une récompense. La peur, embellie du nom de prudence et de modération, est le seul mérite qui ne reste jamais oublié.

Il y a des personnes ici qui accusent la princesse Troubetzkoï de folie: «Ne peut-elle revenir seule à Pétersbourg?» dit-on. La dérision de la bassesse, c'est le coup de pied de l'âne. Fuyez un pays où l'on ne tue pas légalement, il est vrai, mais où l'on fait des familles de damnés au nom d'un fanatisme politique qui sert à tout absoudre.

Plus d'hésitation, plus d'incertitude; pour moi l'Empereur Nicolas est enfin jugé… C'est un homme de caractère et de volonté, il en faut pour se constituer le geôlier d'un tiers du globe; mais il manque de magnanimité: l'usage qu'il fait de son pouvoir ne me le prouve que trop. Que Dieu lui pardonne; je ne le verrai plus heureusement! Je lui dirais ce que je pense de cette histoire et ce serait le dernier degré de l'insolence… D'ailleurs par cette audace gratuite, je porterais le coup de grâce aux infortunés dont j'aurais pris la défense sans mission, et je me perdrais moi-même[15].

Quel cœur ne saignerait à l'idée du supplice volontaire de cette malheureuse mère? Mon Dieu! si c'est là ce que vous destinez sur la terre à la vertu la plus sublime, montrez-lui votre ciel, ouvrez-le pour elle avant l'heure de la mort!… Se figure-t-on ce que doit éprouver cette femme quand elle jette les yeux sur ses enfants, et qu'aidée de son mari, elle tâche de suppléer à l'éducation qui leur manque? l'éducation!.. c'est du poison pour ces brutes numérotées! et cependant des gens du monde, des personnes élevées comme nous, peuvent-elles se résigner à n'enseigner à leurs enfants que ce qu'ils doivent savoir pour être heureux dans la colonie sibérienne? Peuvent-elles renier tous leurs souvenirs, toutes leurs habitudes pour dissimuler le malheur de leur position aux innocentes victimes de leur amour? L'élégance native des parents ne doit-elle pas inspirer à ces jeunes sauvages des idées qu'ils ne pourront jamais réaliser? quel danger, quel tourment de tous les instants pour eux et quelle mortelle contrainte pour leur mère! Cette torture morale ajoutée à tant de souffrances physiques est pour moi un rêve affreux dont je ne puis me réveiller: depuis hier matin, à chaque instant du jour ce cauchemar me poursuit; je me surprends disant: que fait maintenant la princesse Troubetzkoï? Que dit-elle à ses enfants: de quel œil les regarde-t-elle? Quelle prière adresse-t-elle à Dieu pour ces créatures damnées avant de naître par la providence des Russes? Ah! ce supplice qui tombe sur une génération innocente déshonore toute une nation!!…

Je finis par l'application trop méritée de ces vers de Dante. Quand je les appris par cœur j'étais loin de me douter de l'allusion qu'ils me fourniraient ici:

     Ahi Pisa! vituperio delle genti

         Del bel paese là dove 'l si sona;

         Poi ch' i vicini a to punir son lenti,

     Muova si la Capraia e la Gorgona;

         E faccian siepe ad Arno in su la foce,

         Si ch'egli annieghi in to ogni persona:

     Che se 'I conte Ugolino aveva voce

         D'aver tradita te de le castella;

         Non dovei tu i figluioi porre à tal croce.

     Innocenti i facea l'eta novella,

         Novella Tebe, Uguiccion, e 'l Brigata

         E gli altri due, ch' el canto suso appella.

«Ah! Pise! honte des peuples de cette belle contrée, où le oui est sonore; puisque les voisins sont lents à te punir, que la Capraia et la Gorgona s'ébranlent et forment digue à l'Arno près de la mer afin qu'il noie chez toi tous tes citoyens. Que si le comte Ugolin passait pour avoir livré tes forteresses, devais-tu condamner ses enfants à un tel supplice? Innocents les faisait leur âge encore nouveau, nouvelle Thèbes, Uguiccion et le Brigata et les autres, que j'ai chantés plus haut.»

J'achèverai mon voyage, mais sans aller à Borodino, sans assister à l'entrée de la cour au Kremlin; sans vous parler davantage de l'Empereur: qu'aurais-je à vous dire de ce prince que vous ne sachiez maintenant aussi bien que moi? Songez, pour vous faire une idée des hommes et des choses de ce pays, qu'il s'y passe bien d'autres histoires du genre de celles que vous venez de lire: mais elles sont et resteront ignorées: il a fallu un concours de circonstances que je regarde comme providentiel pour me révéler les faits et les détails que ma conscience me force à consigner ici.

Je vais recueillir toutes les lettres que j'ai écrites pour vous depuis mon arrivée en Russie, et que vous n'avez pas reçues, car je les ai conservées par prudence; j'y joindrai celle-ci; et j'en ferai un paquet bien cacheté, que je déposerai en mains sûres, ce qui n'est pas chose facile à trouver à Pétersbourg. Puis je terminerai ma journée en vous écrivant une autre lettre, une lettre officielle qui partira demain par la poste; toutes les personnes, toutes les choses que je vois ici seront louées à outrance dans cette lettre. Vous y verrez que j'admire ce pays sans restriction avec tout ce qui s'y trouve et tout ce qui s'y fait… Ce qu'il y a de plaisant, c'est que je suis persuadé que la police russe et que vous-même vous serez également les dupes de mon enthousiasme de commande et de mes éloges sans discernement ni restrictions[16].

Si vous n'entendez plus parler de moi, pensez qu'on m'a emporté en Sibérie: ce voyage seul pourrait déranger celui de Moscou, que je ne différerai pas davantage, car mon feldjæger revient me dire que les chevaux de poste seront irrévocablement à ma porte demain matin.

LETTRE VINGT-DEUXIÈME.

Route de Pétersbourg à Moscou.—Rapidité du voyage.—Nature des matériaux.—Balustrades des ponts.—Cheval tombé.—Mot de mon feldjæger.—Portrait de cet homme.—Postillon battu.—Train dont on mène l'Empereur.—Asservissement des Russes.—Ce que l'ambition coûte aux peuples.—Le plus sûr moyen de gouverner.—À quoi devrait servir le pouvoir absolu?—Mot de l'Évangile.—Malheur des Slaves.—Desseins de Dieu sur l'homme.—Rencontre d'un voyageur russe.—Ce qu'il me prédit touchant ma voiture.—Prophétie accomplie.—Le postillon russe.—Ressemblance du peuple russe avec les gitanos d'Espagne.—Femmes de la campagne.—Leur coiffure, leur ajustement, leur chaussure.—La condition des paysans; meilleure que celle des autres Russes.—Résultat bienfaisant de l'agriculture.—Aspect du pays.—Bétail chétif.—Question.—La maison de poste.—Manière dont elle est décorée.—Des distances en Russie.—Aspect désolé du pays.—Habitations rurales.—Montagnes de Valdaï: exagération des Russes.—Toque des paysans; plumes de paon.—Chaussures de nattes.—Rareté des femmes.—Leur costume.—Rencontre d'une voiture de dames russes.—Leur manière de s'habiller en voyage.—Petites villes russes.—Petit lac; couvent dans un site romantique.—Forêts dévastées.—Plaines monotones.—Torjeck.—Cuir brodé, maroquin.—Côtelettes de poulet.—Aspect de la ville.—Ses environs.—Double chemin.—Troupeaux de bœufs.—Charrettes.—Encombrement de la route.