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Quand il fallut manger à la gamelle, à des tables de plus de trente prisonniers de tous rangs, ma mère, qui de sa nature était la personne du monde la plus dégoûtée, ne s'aperçut même pas de cette aggravation de peine introduite dans le régime de la prison à l'époque de la plus grande terreur. Les maux physiques ne l'atteignaient plus. Je ne lui ai jamais vu que des chagrins; ses maladies étaient des effets et la cause venait de l'âme.

On a beaucoup écrit sur les singularités de la vie des prisons à cette époque; si ma mère avait laissé des Mémoires, ils auraient révélé au public une foule de détails encore ignorés. Dans la prison des Carmes, les hommes étaient séparés des femmes. Quatorze femmes avaient leurs lits dans une des salles de l'ancien couvent; parmi ces dames se trouvait une Anglaise fort âgée, sourde et presque aveugle. On n'a jamais pu lui faire comprendre pourquoi elle était là: elle s'adressait à tout le monde pour le savoir: le bourreau a répondu à sa dernière question.

J'ai lu dans les Mémoires du temps la mort toute semblable d'une vieille dame traînée de la province à Paris. Les mêmes iniquités se répétaient; la férocité ne varie guère dans ses effets, pas plus que dans ses causes. La lutte entre le bien et le mal soutient l'intérêt du drame de la vie; mais quand le triomphe du crime est assuré, la monotonie rend l'existence accablante, et l'ennui ouvre la porte de l'enfer. Le Dante nous peint, dans un des cercles de ses damnés, l'état des âmes perdues, mais dont les corps mus par un démon qui s'en est emparé, paraissent encore vivants sur la terre. C'est le plus énergique et en même temps le plus philosophique emblème qu'on ait jamais imaginé pour montrer les résultats du crime et le triomphe du mauvais principe dans le cœur de l'homme.

Dans la même chambrée était la femme d'un farceur qui montrait les marionnettes; tous deux avaient été arrêtés, disaient-ils, parce que leur polichinelle était trop aristocrate, et qu'il se moquait du père Duchêne en plein boulevard.

La femme avait une extrême vénération pour les grandeurs déchues, et, grâce à ce respect, les nobles prisonnières retrouvaient sous les verrous les égards dont elles avaient été entourées naguère dans leur propre maison.

La femme du peuple les servait pour le seul plaisir de leur être agréable; elle faisait leur chambre, leur lit; elle leur rendait gratuitement toutes sortes de soins, et n'approchait de leurs personnes qu'avec les témoignages du plus profond respect; au point que les prisonnières, ayant déjà perdu l'habitude de cette politesse d'autrefois, crurent pendant quelque temps qu'elle se moquait; mais la pauvre femme périt tout de bon avec son mari, et, en prenant congé de ses illustres compagnes, qu'elle croyait ne précéder que de peu de jours sur l'échafaud, elle n'oublia pas un seul instant d'user de toutes les formules d'obéissance surannée qu'elle aurait pu employer autrefois pour leur demander une grâce. À l'entendre parler avec tant de cérémonie, on aurait pu se croire dans un château féodal, chez une châtelaine entichée de l'étiquette des cours. À cette époque ce n'était qu'en prison qu'une citoyenne française pouvait se permettre tant d'audacieuse humilité; la malheureuse ne craignait plus de se faire arrêter. Il y avait quelque chose de touchant dans le contraste que le langage de cette femme, commune d'ailleurs, faisait avec le ton et les paroles des geôliers, qui croyaient se relever par leur brutalité. Les prisonniers se réunissaient à certaines heures dans une espèce de jardin; là tout le monde se promenait ensemble, et les hommes jouaient aux barres.

C'était ordinairement pendant ces moments de récréation que le tribunal révolutionnaire envoyait chercher les victimes. Si celle qu'on appelait était un homme, et si cet homme était du jeu, il disait un simple adieu à ses amis; puis la partie continuait!!! Si c'était une femme, elle faisait également ses adieux; et son départ ne troublait pas davantage les divertissements de ceux et de celles qui lui survivaient. Cette prison était la terre en miniature, et Robespierre en était le dieu. Rien ne ressemble à l'enfer comme cette caricature de la Providence.

Le même glaive était suspendu sur toutes les têtes, et l'homme épargné une fois ne pensait pas survivre plus d'un jour à celui qu'il voyait partir devant lui. D'ailleurs, à cette époque de délire, les mœurs des opprimés paraissaient tout aussi hors de nature que l'étaient celles des oppresseurs.

C'est de cette manière qu'après cinq mois de prison ma mère vit partir pour l'échafaud M. de Beauharnais. En passant devant elle, il lui donna un talisman arabe, monté en bague: elle l'a toujours conservé: maintenant c'est moi qui le porte.

On ne comptait plus par semaines, le temps était divisé par dizaines: le dixième jour s'appelait le décadi, et répondait à notre dimanche, parce qu'on ne travaillait ni ne guillotinait ce jour-là. Donc, quand les prisonniers étaient arrivés au nonidi soir, ils étaient assurés de vingt-quatre heures d'existence; c'était un siècle; alors on faisait une fête dans la prison.

Telle fut la vie de ma mère après la mort de son mari. Cette vie dura pendant les derniers six mois de la terreur; belle-fille d'un condamné, femme d'un autre condamné, célèbre par son courage et sa beauté, arrêtée sur une tentative d'émigration, dont elle-même avait dédaigné de se justifier, puisqu'on l'avait surprise en habit de voyage, et qu'un faux passe-port avait été saisi dans sa poche; c'est par une espèce de miracle qu'elle put échapper si longtemps à l'échafaud.

Plusieurs circonstances singulières concoururent à son salut; pendant la première quinzaine de sa détention, elle fut reconduite chez elle à trois reprises; là on leva les scellés, et l'on visita ses papiers en sa présence. Par une volonté qui semble providentielle, aucun des espions chargés de faire ces minutieuses perquisitions n'imagina d'aller regarder sous le grand canapé où se trouvaient les importants papiers qu'elle y avait jetés pêle-mêle par brassées, au moment même de son arrestation. Elle n'avait osé charger personne de les retirer de leur cachette; d'ailleurs, chaque fois qu'on la ramenait à sa prison, les scellés étaient réapposés devant elle sur toutes les portes de son appartement. Dieu voulut donc que ce meuble fût oublié, tandis que dans le même cabinet on défonçait sous ses yeux le milieu d'un secrétaire pour en fouiller la cachette; et, se livrant, selon l'esprit du temps, aux recherches les plus ridicules, on levait jusqu'à des feuilles de parquet.

Ceci rappelle la plaisanterie de l'acteur Dugazon. Vous l'ignorez sans doute, car que n'ignorent pas sur l'époque de nos malheurs les hommes d'aujourd'hui? ils sont trop occupés eux-mêmes pour avoir le temps de recueillir les actes de leurs pères.

Dugazon, le comédien, était garde national; un jour faisant une patrouille près de la Halle, il s'arrête devant une marchande de pommes: «Ouvre-moi tes pommes,» dit-il à cette femme.—«Pourquoi faire?»—«Ouvre-moi tes pommes.»—«Qu'é que tu leur veux donc à mes pommes?»—«Je veux voir si tu n'y as pas caché des canons.»

Malgré le jacobinisme, qu'on appelait alors le civisme de Dugazon, l'épigramme en public était dangereuse.

Vous figurez-vous les battements de cœur de ma mère chaque fois qu'on approchait du lieu où avaient été jetés ses redoutables papiers? Elle m'a souvent répété que pendant toutes les visites domiciliaires auxquelles on la força d'assister, elle n'osa tourner une seule fois les regards vers le canapé fatal, et en même temps elle craignait de les détourner avec affectation.