Pomerania, ce 3 août 1839, maison de poste à dix-huit lieues de
Pétersbourg.
Voyager en poste sur la route de Pétersbourg à Moscou, c'est se donner pendant des jours entiers la sensation qu'on éprouvait lorsqu'on descendait les montagnes russes à Paris. On fait bien d'apporter une voiture anglaise à Pétersbourg, uniquement pour avoir le plaisir de parcourir sur des ressorts réellement élastiques (ceux des voitures russes ne le sont que de nom) cette fameuse route, la plus belle chaussée de l'Europe, au dire des Russes et je crois des étrangers. Il faut convenir qu'elle est bien soignée, mais dure, à cause de la nature des matériaux qui tout cassés qu'ils sont, et même en assez petits morceaux, s'incrustent dans le corps de la chaussée, où ils forment de petites aspérités immobiles et secouent les boulons au point d'en faire sauter un ou deux par poste; d'où il arrive qu'on perd au relais le temps qu'on a gagné sur la route, où l'on tourbillonne dans la poussière avec l'étourdissante rapidité d'un ouragan chassant les nuages devant lui. La voiture anglaise est bien agréable pour les premiers relais, mais à la longue on sent ici le besoin d'un équipage russe pour résister au train des postillons et à la dureté du chemin. Les garde-fous des ponts sont en belles grilles de fer ornées d'écussons aux armes impériales, et les poteaux qui soutiennent ces élégantes balustrades sont des piliers de granit équarris avec luxe; toutes ces choses ne font qu'apparaître aux yeux du voyageur abasourdi, le monde fuit derrière lui comme les rêves d'un malade.
Cette route, plus large que les routes d'Angleterre, est tout aussi unie quoique moins douce, et les chevaux qui vous traînent sont petits, mais pleins de nerf.
Mon feldjæger a des idées, une tenue, une figure qui ne me permettent pas d'oublier l'esprit qui règne dans son pays. En arrivant au second relais, un de nos quatre chevaux attelés de front manque des quatre pieds et tombe sous la roue. Heureusement le cocher, sûr de ceux qui lui restent, les arrête sur place; malgré la saison avancée, il fait encore dans le milieu du jour une chaleur brûlante, et la poussière rend l'air étouffant. Je pense que le cheval tombé vient d'être frappé d'un coup de soleil, et que si on ne le saigne à l'instant il va mourir; j'appelle mon feldjæger, et, tirant de ma poche un étui contenant une flamme de vétérinaire, je la lui offre en lui disant d'en faire usage tout de suite, s'il veut sauver la pauvre bête. Il me répond avec un flegme malicieux, sans prendre l'instrument que je lui présente, sans regarder l'animaclass="underline" «C'est bien inutile, nous sommes au relais.»
Là-dessus, au lieu d'aider le malheureux postillon à dégager l'animal, il entre dans l'écurie voisine pour nous faire préparer un autre attelage.
Les Russes sont encore loin d'avoir comme les Anglais une loi pour protéger les animaux contre les mauvais traitements des hommes; chez eux au contraire les hommes auraient besoin qu'on plaidât leur cause comme on plaide à Londres pour les chiens et les chevaux. Mon feldjæger ne croirait pas à l'existence d'une telle loi.
Cet homme, Livonien d'origine, parle allemand, heureusement pour moi. Sous les dehors d'une politesse officielle, à travers un langage obséquieux, on lui lit dans la pensée beaucoup d'insolence et d'obstination. Sa taille est grêle, ses cheveux d'un blond de filasse donnent à ses traits un air enfantin que dément l'expression dure de sa physionomie et surtout de ses yeux, dont le regard est faux et cruel; ils sont gris, bordés de cils presque blancs; son front est bombé, mais bas; ses épais sourcils sont d'un blond fade; son visage est sec; sa peau serait blanche, mais elle est tannée par l'action habituelle de l'air; sa bouche fine, toujours serrée au repos, est bordée de lèvres si minces, qu'on ne les entrevoit que lorsqu'il parle. Son uniforme, vert russe, proprement tenu, bien coupé, fixé autour des reins au moyen d'une ceinture de cuir bouclée par devant, lui donne une sorte d'élégance. Il a la démarche légère, mais l'esprit extrêmement lent.
Malgré la discipline qui l'a façonné, on s'aperçoit qu'il n'est pas Russe d'origine: la race moitié suédoise, moitié teutonne qui peuple la côte méridionale du golfe de Finlande, est très-différente de celle des Slaves et des Finois qui dominent dans le gouvernement de Pétersbourg. Les vrais Russes valaient primitivement mieux que les populations bâtardes qui défendent les abords du pays.
Ce feldjæger m'inspire peu de confiance; officiellement il s'appelle mon protecteur, mon guide; mais je vois en lui un espion déguisé, et je pense qu'à chaque instant il pourrait recevoir l'ordre de se déclarer sbire ou geôlier… De telles idées troubleraient le plaisir de voyager; mais je vous ai déjà dit qu'elles ne me viennent que lorsque j'écris: en route le mouvement qui m'emporte et la succession rapide des objets me distraient de tout.
Je vous ai dit aussi que les Russes entre eux font assaut de politesse et de brutalité; tous se saluent et se frappent à l'envi les uns des autres: voici, entre mille, un nouvel exemple de cet échange de compliments et de mauvais traitements. Le postillon qui vient de me conduire à la maison de poste d'où je vous écris ceci, avait encouru au départ je ne sais par quelle faute, une peine qu'il est plus habitué à subir que je ne le suis à la voir infligée par un homme à un autre homme. Celui-ci donc tout jeune, on peut même dire tout enfant qu'il est, a été foulé aux pieds avant de me mener, et rudement frappé à coups de poing par son camarade, le chef de l'écurie. Les coups étaient forts, car je les entendais de loin retentir dans la poitrine du patient. Quand l'exécuteur des hautes œuvres, le justicier de la poste fut las de sa tâche, la victime se releva sans proférer une parole: essoufflé, tremblant, le malheureux rajuste sa chevelure, salue son supérieur, et, encouragé par le traitement qu'il vient de recevoir de lui, il monte légèrement sur mon siége, pour me faire faire au triple galop quatre lieues et demie ou cinq lieues en une heure. L'Empereur en fait sept. Les wagons du chemin de fer auraient de la peine à suivre sa voiture. Que d'hommes doivent être battus, que de chevaux doivent crever, pour rendre possible une si étonnante vélocité, et cela pendant cent quatre-vingts lieues de suite!… On prétend que l'incroyable rapidité de ces voyages en voiture découverte nuit à la santé: peu de poitrines résistent à l'habitude de fendre l'air si rapidement. L'Empereur est constitué de manière à supporter tout, mais son fils, moins robuste, se ressent des assauts qu'on livre à son corps, sous prétexte de le fortifier. Avec le caractère que ses manières, sa physionomie et son langage font supposer, ce prince doit souffrir dans son pays moralement autant que physiquement. C'est le cas d'appliquer le mot de Champfort: «Dans la vie de l'homme, il vient inévitablement un âge où il faut que le cœur se bronze ou se brise.»
Le peuple russe me fait l'effet de ces hommes d'un talent gracieux et qui se croient nés exclusivement pour la force: avec le laisser aller des Orientaux il possède le sentiment des arts, ce qui équivaut à dire que la nature lui a donné le besoin de la liberté: au lieu de cela leurs maîtres en font des machines à oppression. Un homme, pour peu qu'il s'élève d'une ligne au-dessus de la tourbe, acquiert aussitôt le droit, bien plus, il contracte l'obligation de maltraiter d'autres hommes auxquels il est chargé de transmettre les coups qu'il reçoit d'en haut; quitte à chercher, dans les maux qu'il inflige, des consolations à ceux qu'il subit. Ainsi descend d'étage en étage l'esprit d'iniquité jusque dans les fondements de cette malheureuse société qui ne subsiste que par la violence; mais une violence telle qu'elle force l'esclave à se mentir à lui-même pour remercier le tyran; et de tant d'actes arbitraires dont se compose chaque existence particulière, naît ce qu'on appelle ici l'ordre public, c'est-à-dire une tranquillité morne, une paix effrayante, car elle tient de celle du tombeau; les Russes sont fiers de ce calme. Tant qu'un homme n'a pas pris son parti de marcher à quatre pattes, il faut bien qu'il s'enorgueillisse de quelque chose, ne fût-ce que pour conserver son droit au titre de créature humaine… Que si l'on parvenait à me prouver la nécessité de l'injustice et de la violence pour obtenir de grands résultats politiques, j'en conclurais que le patriotisme, loin d'être une vertu civique, comme on l'a dit jusqu'à présent, est un crime de lèse-humanité.