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Depuis que je vis en ce pays, et que je connais le fond du cœur de l'homme qui le gouverne, j'ai le fièvre et je m'en vante, car si l'air de la tyrannie me suffoque, si le mensonge me révolte, je suis donc né pour quelque chose de mieux, et les besoins de ma nature, trop nobles pour pouvoir être satisfaits dans des sociétés comme celle que je contemple ici, me présagent un bonheur plus pur pour moi et pour mes semblables. Dieu ne nous a pas doués de facultés sans emploi. Sa pensée nous assigne notre place de toute éternité; c'est à nous de ne pas nous rendre indignes de la gloire qu'il nous réserve et du poste qu'il nous destine. Ce qu'il y a de meilleur en nous a son terme en lui.

Savez-vous ce qui vous condamne à lire ces réflexions? c'est un accident arrivé à ma voiture et qui me donne le loisir de vous peindre tout ce qui naît dans ma pensée.

À deux heures d'ici, j'ai rencontré un Russe de ma connaissance qui avait été visiter une de ses terres et revenait à Pétersbourg. Nous nous arrêtons pour causer un instant; le Russe, en regardant ma voiture, se met à rire et à me montrer un lisoir, une traverse, des brides, l'encastrure, les mains de derrière et une des jambes de force d'un ressort.

«Vous voyez toutes ces pièces? me dit-il, elles n'arriveront pas entières à Moscou. Les étrangers qui s'obstinent à se servir de leurs voitures chez nous, partent comme vous partez et reviennent en diligence.

—Même pour n'aller qu'à Moscou?

—Même pour n'aller qu'à Moscou.

—Les Russes m'ont dit que c'était la plus belle route de l'Europe; je les ai crus sur parole.

—Il y a des ponts qui manquent, des parties de chemins à refaire; on quitte la chaussée à chaque instant pour traverser des ponts provisoires en planches inégales, et grâce à l'inattention de nos postillons les voitures étrangères cassent toujours dans ces mauvais passages.

—Ma voiture est anglaise et éprouvée par de longs voyages.

—Nulle part on ne mène aussi vite que chez nous; les voitures ainsi emportées éprouvent tous les mouvements d'un vaisseau: le tangage et le roulis combinés comme dans les grands orages; pour résister à ces longs balancements sur une route unie comme celle-ci, mais dont le fond est dur, il faut, je vous le répète, qu'elles aient été construites dans le pays.

—Vous avez encore le vieux préjugé des voitures lourdes et massives; ce ne sont pourtant pas les plus solides.

—Bon voyage! vous me direz des nouvelles de la vôtre, si elle arrive à

Moscou.»

À peine avais-je quitté cet oiseau de mauvais augure qu'un lisoir a cassé. Nous étions près du relais, où me voici arrêté. Notez que je n'ai fait encore que dix-huit lieues sur cent quatre-vingts… Je serai forcé de renoncer au plaisir d'aller vite, et j'apprends un mot russe pour dire: doucement, c'est le contraire de ce que disent les autres voyageurs.

Un postillon russe, vêtu de son cafetan de gros drap, ou s'il fait chaud comme aujourd'hui, couvert de sa simple chemise de couleur qui fait tunique, paraît au premier coup d'œil un homme de race orientale; à voir seulement l'attitude qu'il prend en s'asseyant sur son siége on reconnaît la grâce asiatique. Les Russes ne mènent qu'en cochers, à moins qu'une voiture très-lourde n'exige un attelage de six ou huit chevaux, et même dans ce cas le premier postillon mène du siége. Ce postillon ou cocher tient dans ses mains tout un sac de cordes; ce sont les huit rênes du quadrige: deux pour chacun des chevaux attelés de front. La grâce, la facilité, la prestesse et la sûreté avec lesquelles il dirige ce pittoresque attelage; la vivacité de ses moindres mouvements, la légèreté de sa démarche lorsqu'il met pied à terre, sa taille élancée, sa manière de porter ses vêtements, toute sa personne enfin rappelle les peuples les plus naturellement élégants de la terre, et surtout les gitanos d'Espagne. Les Russes sont des gitanos blonds.

Déjà j'ai aperçu quelques paysannes moins laides que celles des rues de Pétersbourg. Leur taille manque toujours de finesse, mais leur visage a de l'éclat, leur teint est frais et brillant; dans cette saison, leur coiffure consiste en un mouchoir d'indienne lié autour de la tête et dont les pointes retombent par derrière avec une grâce qui me paraît naturelle à ce peuple. Elles portent quelquefois une petite redingote coupée aux genoux, liée à la taille avec une ceinture et fendue au-dessous des hanches pour former deux basques qui s'ouvrent par devant en laissant voir la jupe. La forme de cet ajustement a de l'élégance, mais ce qui dépare ces femmes, c'est leur chaussure: elle consiste en une paire de bottes de cuir gras à grosses semelles arrondies du bout. Les pieds de ces bottes sont larges, grimaçants, et la tige en est plissée au point de cacher entièrement la forme de la jambe, on dirait qu'elles ont dérobé la chaussure de leurs maris.

Les maisons ressemblent à celles que je vous ai décrites en revenant de Schlusselbourg; mais elles ne sont pas toutes aussi élégantes. L'aspect des villages est monotone: un village, c'est toujours deux lignes plus ou moins longues de chaumières en bois, régulièrement plantées, à une certaine distance de la grande route, car en général la rue du village dont la chaussée fait le milieu, est plus large que l'encaissement de cette route. Chaque cabane construite en pièces de bois assez grossières, a le pignon tourné vers le chemin. Ces habitations se ressemblent toutes; mais, malgré l'inévitable ennui qui résulte d'une telle uniformité, il m'a paru qu'un air d'aisance et même de bien-être régnait dans les villages. Ils sont champêtres sans être pittoresques, on y respire le calme de la vie pastorale, dont on jouit doublement en quittant Pétersbourg. Les habitants des campagnes ne me paraissent pas gais, mais ils n'ont pas non plus l'air malheureux comme les soldats et les employés du gouvernement; de tous les Russes ce sont ceux qui souffrent le moins de l'absence de la liberté; s'ils sont les plus esclaves, ils sont les moins inquiets.

Les travaux de l'agriculture sont propres à réconcilier l'homme avec la vie sociale, quelque prix qu'elle coûte; ils lui inspirent la patience, et lui font supporter tout pourvu qu'on lui permette de se livrer sans trouble à des occupations qui toutes sont analogues à sa nature.

Le pays que j'ai parcouru jusqu'ici est une mauvaise forêt marécageuse où l'on ne découvre à perte de vue que de petits bouleaux avortés et de misérables pins clair-semés dans une plaine stérile. On ne voit ni campagne cultivée, ni bois touffus et productifs; l'œil ne se repose que sur de maigres champs ou sur des forêts dévastées. Le bétail est ce qui rapporte le plus; mais il est chétif et de mauvaise qualité. Ici le climat opprime les bêtes comme le despotisme tyrannise l'homme. On dirait que la nature et la société luttent d'efforts pour y rendre la vie difficile. Quand on pense aux données physiques d'où il a fallu partir pour organiser ici une société, on n'a plus le droit de s'étonner de rien, si ce n'est de trouver la civilisation matérielle aussi avancée qu'elle l'est chez un peuple si peu favorisé par la nature.

Serait-il vrai qu'il y eût dans l'unité des idées et dans la fixité des choses des compensations à l'oppression même la plus révoltante? Quant à moi je ne le pense pas, mais s'il m'était prouvé que ce régime fût le seul sous lequel pouvait se fonder et se soutenir l'Empire russe, je répondrais par une simple question: était-il essentiel aux destinées du genre humain que les marais de la Finlande fussent peuplés, et que des hommes réunis là pour leur malheur y bâtissent une ville merveilleuse à voir, mais qui au fond n'est qu'une singerie de l'Europe occidentale? Le monde civilisé n'a gagné à l'agrandissement des Moscovites que la peur d'une invasion nouvelle et le modèle d'un despotisme sans miséricorde comme sans exemple, si ce n'est dans l'histoire ancienne. Encore, s'il était heureux, ce peuple!… mais il est la première victime de l'ambition dont se nourrit l'orgueil de ses maîtres.