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La maison d'où je vous écris est d'une élégance qui contraste grossièrement avec la nudité des campagnes environnantes, elle est à la fois poste et auberge, et je la trouve presque propre. On la prendrait pour l'habitation de campagne de quelque particulier aisé; des stations de ce genre, quoique moins soignées que celle de Pomerania, sont bâties et entretenues de distance en distance sur cette route aux frais du gouvernement: les murs et les plafonds de celle-ci sont peints à l'italienne; le rez-de-chaussée, composé de plusieurs salles spacieuses, ressemble assez à un restaurateur de province en France. Les meubles sont recouverts en cuir; les siéges sont en canne et propres en apparence: partout on voit de grands canapés pouvant tenir lieu de lits, mais j'ai déjà trop d'expérience pour risquer d'y dormir; je n'ose même pas m'y asseoir; dans les auberges russes, sans excepter les plus recherchées, les meubles de bois à coussins rembourrés sont autant de ruches où fourmille et pullule la vermine.

Je porte avec moi mon lit, qui est un chef-d'œuvre d'industrie russe. Si je casse encore une fois d'ici à Moscou, j'aurai le temps de profiter de ce meuble, et de m'applaudir de ma précaution; mais à moins d'accident on n'a pas besoin de s'arrêter entre Pétersbourg et Moscou. La route est belle, et il n'y a rien à voir: il faut donc être forcé à descendre de voiture pour interrompre le voyage.

(Suite de la même lettre.)

Yedrova entre Novgorod-la-Grande et Valdaï, ce 4 août 1839.

Il n'y a pas de distance en Russie: c'est ce que disent les Russes, et ce que tous les voyageurs sont convenus de répéter. J'avais adopté comme les autres ce jugement tout fait; mais l'incommode expérience me force de dire précisément le contraire. Tout est distance en Russie: il n'y a pas autre chose dans ces plaines vides à perte de vue; deux ou trois points intéressants sont séparés les uns des autres par des espaces immenses. Ces intervalles sont des déserts sans beautés pittoresques: la route de poste détruit la poésie de la steppe; il ne reste que l'étendue de l'espace, et l'ennui de la stérilité. C'est nu et pauvre, ce n'est pas imposant comme un sol illustré par la gloire de ses habitants, comme la Grèce ou la Judée dévastées par l'histoire et devenues le poétique cimetière des nations; ce n'est pas non plus grandiose comme une nature vierge: ce n'est que laid, c'est une plaine tantôt aride, tantôt marécageuse, et ces deux espèces de stérilité varient seules l'aspect des paysages. Quelques villages de moins en moins soignés à mesure qu'on s'éloigne de Pétersbourg, attristent le paysage au lieu de l'égayer. Les maisons ne sont que des amas de troncs d'arbres assez bien joints, supportant des toits de planches auxquels on ajoute quelquefois pour l'hiver une double couverture en chaume. Ces habitations doivent être chaudes, mais leur aspect est attristant: elles ressemblent aux baraques d'un camp; seulement elles sont plus sales que l'intérieur des baraques provisoires des soldats.

Les chambres de ces cases sont infectes, noires, et l'on y manque d'air. Il ne s'y trouve pas de lits: l'été on dort sur des bancs qui forment divan le long des murs de la salle, et l'hiver sur le poêle, ou sur le plancher autour du poêle, c'est-à-dire qu'un paysan russe campe toute sa vie. Le mot demeurer suppose une manière de vivre confortable, des habitudes domestiques ignorées de ce peuple.

En passant par Novgorod-la-Grande[17], je n'ai vu aucun des anciens édifices de cette ville qui fut longtemps une république, et qui devint le berceau de l'Empire russe, je dormais profondément quand nous l'avons traversée; si je retourne en Allemagne par Vilna et Varsovie, je n'aurai vu ni le Volkof, ce fleuve qui fut le tombeau de tant de citoyens, car la turbulente république n'épargnait pas la vie de ses enfants, ni l'église de Sainte-Sophie à laquelle se rattache le souvenir des événements les plus glorieux de l'histoire russe, avant la dévastation et l'asservissement définitif de Novgorod par Ivan IV, ce modèle de tous les tyrans modernes.

On m'avait beaucoup parlé des montagnes de Valdaï que les Russes appellent pompeusement la Suisse moscovite. J'approche de cette ville, et depuis une trentaine de lieues je remarque que le terrain devient inégal, sans qu'on puisse dire qu'il soit montagneux: ce sont de petits ravins où la route est tracée de manière à ce qu'on monte et descende les pentes au galop; on continue d'être bien mené tout en perdant du temps à chaque relais: les postillons russes sont lents à garnir et à atteler leurs chevaux.

Les paysans de ce canton portent une toque aplatie et large du haut, mais très-serrée contre la tête: cette coiffure ressemble à un champignon: elle est quelquefois entourée d'une plume de paon roulée autour du bandeau qui touche le front: si l'homme porte un chapeau, le même ornement est fixé autour du ruban. Le plus souvent leur chaussure est faite de nattes de roseau tissées par les paysans eux-mêmes et attachées aux jambes en guise de bottines avec des ficelles pour servir de lacets. C'est plus beau en sculpture qu'agréable à voir dans la vie usuelle. Quelques statues antiques nous prouvent l'ancienneté de cet ajustement.

Les paysannes sont toujours rares[18]; on voit dix hommes avant de rencontrer une femme: celles que j'ai pu apercevoir avaient un costume qui annonce l'absence totale de coquetterie: c'est une espèce de peignoir très-large qui s'agrafe au col et tombe jusqu'à terre. Ce surtout qui ne marque nullement la taille, est fermé par devant au moyen d'un rang de boutons, un grand tablier de la même longueur et attaché derrière les épaules par deux courtes bretelles croisées sans aucune grâce, car elles ressemblent aux cordons d'un sac, complète le costume champêtre. Elles marchent presque toutes pieds nus; les plus riches ont toujours pour chaussures les grosses bottes que j'ai déjà décrites. Elles se couvrent la tête avec des mouchoirs d'indienne ou des morceaux de toile en façon de serre-tête. La vraie coiffure nationale des femmes russes ne se porte que les jours de fête: c'est encore aujourd'hui celle des dames de la cour: elle consiste en une espèce de shako ouvert d'en haut, ou plutôt de diadème extrêmement élevé qui fait le tour de la tête. Il est brodé de pierreries pour les dames, et de fleurs en fils d'or et d'argent pour les paysannes. Cette couronne a de la noblesse et ne ressemble à aucune autre coiffure si ce n'est à la tour de Cybèle.

Les paysannes ne sont pas les seules femmes mal soignées. J'ai vu des dames russes qui ont en voyage une toilette des plus négligées. Ce matin, dans une maison de poste où je m'étais arrêté pour déjeuner, j'ai rencontré toute une famille que je venais de laisser à Pétersbourg où elle habite un de ces palais élégants que les Russes sont fiers de montrer aux étrangers. Ces dames étaient là magnifiquement vêtues à la mode de Paris. Mais dans l'auberge où, grâce à de nouveaux accidents arrivés à ma voiture, je fus rejoint par elles, c'était d'autres personnes; je les trouvais si bizarrement métamorphosées qu'à peine pouvais-je les reconnaître; les fées étaient devenues sorcières. Figurez-vous des jeunes personnes que vous n'auriez vues que dans le monde et qui, tout à coup, reparaîtraient devant vous en costume de Cendrillon, et pire, coiffées de vieux serre-tête en toile soi-disant blanche, sans chapeaux ni bonnets, portant des robes sales, des fichus déguenillés et qui ressemblent à des serviettes, traînant aux pieds des savates en guise de souliers et de pantoufles: il y a bien là de quoi vous persuader que vous êtes ensorcelé.