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Le paysan russe est industrieux, et sait se tirer d'embarras en toute occasion: il ne sort jamais sans sa hache, petit instrument de fer propre à tout dans les mains d'un homme adroit au milieu d'un pays où le bois ne manque pas encore. Avec un Russe à votre service, si vous vous perdiez dans une forêt, vous auriez une maison en peu d'heures pour y passer la nuit plus commodément peut-être et à coup sûr plus proprement que dans un vieux village. Mais si vous avez des objets de cuir, ils ne sont en sûreté nulle part: les Russes volent avec l'adresse qu'ils mettent à tout les courroies, les tabliers, les sangles de vos malles et de vos voitures; ce qui n'empêche pas ces mêmes hommes d'être fort dévots.

Je n'ai jamais achevé un relais sans que mon postillon fît au moins vingt signes de croix pour saluer autant de petites chapelles; puis, remplissant avec la même ponctualité ses devoirs de politesse, il saluait de son bonnet tous les charretiers qu'il rencontrait, et Dieu sait si le nombre en était grand!… Ces formalités accomplies, nous arrivions à la poste, où il se trouvait toujours que, soit en attelant, soit en dételant, l'adroit, le pieux, le poli filou nous avait volé quelque chose, une valise servant de ferrière, une courroie, une enveloppe de malle, ne fût-ce qu'une bougie de lanterne, un clou, une vis; enfin il ne retournait jamais au logis les mains nettes, et me rappelait, à mes dépens, le naïf et caractéristique dicton russe: «Notre-Seigneur volerait aussi s'il n'avait pas les mains percées.»

Ces hommes sont extrêmement avides d'argent, mais ils n'osent se plaindre quand on les paie mal. C'est ce qui arrivait souvent ces jours derniers à ceux qui nous menaient, parce que mon feldjæger gagnait sur le prix des guides dont je lui avais remis le montant d'avance à Pétersbourg avec celui des chevaux pour toute la route. Dans le cours du voyage, m'étant aperçu de cette supercherie, je suppléais de ma poche aux guides du malheureux postillon privé d'une partie du salaire que, d'après les habitudes des voyageurs ordinaires, il avait le droit d'espérer de moi, et le fripon de feldjæger s'étant aperçu à son tour de ma générosité (c'est ainsi qu'il appelait ma justice), s'en plaignit effrontément, en me disant qu'il ne pourrait plus répondre de moi en voyage si je continuais de le contrarier dans le légitime exercice de son autorité.

Au surplus, faut-il s'étonner de voir les hommes du commun dénués de sentiments délicats dans un pays où les grands regardent les plus simples règles de la probité comme des lois bonnes pour régir les bourgeois, mais qui ne peuvent atteindre des hommes de leur rang? Ne croyez pas que j'exagère: je vous dis ce que je vois; un orgueil aristocratique, dégénéré et contraire au véritable honneur, règne en Russie dans la plupart des familles prépondérantes. Dernièrement, une grande dame me fit, sans s'en douter, un aveu naïf; son discours m'a trop frappé pour que je ne sois pas sûr de vous le rendre mot à mot; de pareils sentiments, assez communs ici parmi les hommes, sont rares parmi les femmes qui ont conservé mieux que leurs maris ou que leurs frères la tradition des idées véritablement nobles. Voilà pourquoi ce langage m'a doublement surpris dans la bouche de la personne qui le tenait.

«Nous ne saurions, disait-elle, nous faire une juste idée d'un état social tel que le vôtre; on m'assure qu'en France aujourd'hui le plus grand seigneur pourrait être mis en prison pour une dette de deux cents francs: c'est révoltant; voyez la différence: il n'y a pas dans toute la Russie un fournisseur, un marchand qui osât nous refuser du crédit pour un temps illimité; avec vos opinions aristocratiques, ajouta-t-elle, vous devez vous trouver à l'aise chez nous. Il y a plus de rapports entre les Français de l'ancien régime et nous, qu'entre aucune des autres nations de l'Europe.»

Il est certain que j'ai rencontré plusieurs vieux Russes qui ont la réputation de faire très-bien de petits couplets impromptus.

Je ne saurais vous dire ce qu'il m'a fallu d'empire sur moi-même pour ne pas protester soudain et hautement contre l'affinité dont se vantait cette dame. Cependant malgré ma prudence obligée, je ne pus m'empêcher de lui faire remarquer qu'un homme qui passerait aujourd'hui chez nous pour un aristocrate ultra pourrait bien être rangé, à Pétersbourg, parmi les libéraux les plus exagérés; et je finis en ajoutant: «Quand vous m'assurez que, dans vos familles, on ne pense pas qu'il soit nécessaire de payer ses dettes, je ne vous en crois pas sur parole.

—Vous avez tort; plusieurs d'entre nous ont des fortunes énormes, mais ils seraient ruinés s'ils voulaient payer ce qu'ils doivent.»

J'ai regardé d'abord ce langage comme une vanterie de mauvais goût, ou même comme un piége tendu à ma crédulité; mais les informations que j'ai prises plus tard m'ont prouvé qu'il était sérieux.

Pour me faire comprendre à quel point les personnes du grand monde en Russie ont l'esprit français, la même dame me racontait qu'un de ses parents chez lequel on jouait un jour des vaudevilles, répondit par des vers improvisés à d'autres vers chantés en l'honneur du maître de la maison, le tout sur le même air: «Vous voyez combien nous sommes Français,» ajoutait-elle avec un orgueil qui me faisait rire tout bas. «Oui, plus que nous, répondis-je,» et nous parlâmes d'autre chose. Je me figurais l'étonnement de cette dame franco-russe, arrivant à Paris dans les salons[22] de madame ***, et demandant à notre France actuelle ce qu'est devenue la France du temps de Louis XV.

Sous l'Impératrice Catherine, la conversation du palais et celle de quelques personnes de la cour ressemblait à celle des salons de Paris: aujourd'hui nous sommes plus sérieux en paroles, ou du moins plus hardis qu'aucun des peuples de l'Europe, et sous ce rapport nos Français modernes sont loin de ressembler aux Russes, car nous parlons de tout et les Russes ne parlent de rien.

Le règne de Catherine a laissé dans la mémoire de quelques dames russes des traces profondes; ces dames aspirant au titre de femmes d'État, ont le génie de la politique, et comme plusieurs d'entre elles joignent à ce don des mœurs qui rappellent tout à fait celles du XVIIIe siècle, ce sont autant d'Impératrices voyageuses remplissant l'Europe du bruit de leur dévergondage, mais qui sous ce cynisme de conduite cachent un profond esprit de gouvernement et d'observation. Grâce au génie d'intrigue de ces Aspasies du Nord, il n'y a presque pas une capitale en Europe qui n'ait deux ou trois ambassadeurs russes: l'un public, accrédité, reconnu et revêtu de tous les insignes de sa charge: les autres, secrets, non avoués, non responsables, et faisant en jupe et en bonnet le double rôle d'ambassadeur indépendant et d'espion de l'ambassadeur officiel.

Dans tous les temps des femmes ont été employées avec succès aux négociations politiques; plusieurs des révolutionnaires modernes se sont servis de femmes pour conspirer plus habilement, plus en sûreté, et avec plus de secret; l'Espagne a vu de ces infortunées devenues des héroïnes par le courage avec lequel elles ont subi la punition de leur dévouement amoureux, car la galanterie entre toujours pour beaucoup dans le courage d'une Espagnole. Chez les femmes russes, au contraire, l'amour est l'accessoire. La Russie a toute une diplomatie féminine organisée, et l'Europe n'est peut-être pas assez attentive à ce singulier moyen d'influence. Avec son armée cachée d'agents amphibies, d'amazones politiques, à l'esprit fin et mâle, au langage féminin, la cour de Russie recueille des nouvelles, reçoit des rapports, des avis qui, s'ils étaient connus, expliqueraient bien des mystères, donneraient la clef de bien des contradictions, révéleraient bien des petitesses.

La préoccupation politique de la plupart des femmes russes rend leur conversation insipide, d'intéressante qu'elle pourrait être. Ce malheur arrive surtout aux femmes les plus distinguées, qui sont naturellement les plus distraites lorsque l'entretien ne roule pas sur des sujets graves: il y a un monde entre leurs pensées et leurs discours: les paroles qu'elles vous disent vous trompent, car leur esprit est ailleurs; elles pensent toujours à autre chose qu'à ce dont elles parlent; il résulte de cette division un manque d'accord, une absence de naturel, en un mot, une duplicité fatigante dans les rapports ordinaires de la vie sociale. La politique est de sa nature une chose peu divertissante; on en supporte les ennuis par le sentiment du devoir, et il en sort quelquefois des traits de lumière qui animent la conversation des hommes d'État; mais la politique frauduleuse, la politique d'amateur est le fléau de la conversation. L'esprit qui se livre par choix à cette occupation mercenaire s'avilit, s'annule, et perd son éclat sans compensation comme sans excuse.