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On m'assure que le sentiment moral n'est presque pas développé parmi les paysans russes, et mon expérience journalière confirme les récits que j'entends faire aux personnes le moins instruites.

Un grand seigneur m'a conté qu'un homme à lui, habile en je ne sais quel métier, était venu en permission exercer son talent à Pétersbourg: au bout de deux ans révolus, on lui donne congé pour quelques semaines, qu'il désire aller passer dans son village, près de sa femme. Il revient à Pétersbourg au jour prescrit.

«Es-tu content d'avoir revu ta famille? lui dit son maître.

—Fort content, réplique naïvement l'ouvrier; ma femme m'avait donné deux enfants de plus en mon absence, et je les ai trouvés chez nous avec grand plaisir.»

Ces pauvres gens n'ont rien à eux, ni leur chaumière, ni leurs femmes, ni leurs enfants, ni même leur cœur: ils ne sont pas jaloux; de quoi le seraient-ils?… d'un accident?… l'amour chez eux n'est pas autre chose… Telle est pourtant l'existence des hommes les plus heureux de la Russie: des serfs!!… J'ai souvent entendu envier leur sort par les grands, et peut-être à juste titre.

«Ils n'ont point de soucis, dit-on, nous sommes chargés d'eux et de leurs familles (Dieu sait comment on s'acquitte de cette charge, quand les paysans deviennent vieux et inutiles); assurés du nécessaire pour leur vie et celle de leurs descendants, ils sont moins à plaindre cent fois que les paysans libres ne le sont chez vous.»

Je me taisais en écoutant ce panégyrique du servage: mais je pensais: s'ils n'ont point de soucis, ils n'ont point de famille, et partant point d'affections, point de bonheur, point de sentiment moral; point de compensation aux peines matérielles de la vie; ils ne possèdent rien, et c'est la propriété particulière qui fait l'homme social, parce que seule elle constitue la famille.

Les faits que je vous cite me paraissent en contradiction avec les sentiments poétiques exprimés par l'auteur de Thelenef. Ma mission n'est pas de concilier les contradictions; je ne suis obligé qu'à peindre les contrastes: les expliquera qui pourra.

D'ailleurs les poëtes russes ont le monopole du mensonge comme tous les autres poëtes: si ces privilégiés de la pensée imaginent, c'est pour être plus vrais que les historiens.

La vérité morale est la seule qui mérite notre culte, et c'est à la saisir que tendent tous les efforts de l'esprit humain, quelle que soit la sphère de ses travaux.

Si dans mes voyages, je mets un soin extrême à peindre le monde tel qu'il est, c'est pour exciter dans tous les cœurs et surtout dans le mien le regret de ne pas le trouver tel qu'il devrait être. C'est pour réveiller dans les âmes le sentiment de l'immortalité en nous rappelant à chaque injustice, à chaque abus inhérents aux choses de la terre, le mot de Jésus-Christ: «Mon royaume n'est pas de ce monde.»

Jamais je n'ai eu tant d'occasions d'appliquer ce mot que depuis mon séjour en Russie: il me revient à chaque instant; sous le despotisme, toutes les lois sont calculées pour profiter à l'oppression; c'est-à-dire que plus l'opprimé aura sujet de se plaindre, moins il en aura le droit ni la hardiesse. Il faut avouer cependant que devant Dieu, la mauvaise action d'un citoyen est plus criminelle que la même mauvaise action d'un serf; celui qui voit tout, tient compte de l'insensibilité de sa conscience à l'homme abruti par le spectacle de l'iniquité toujours triomphante.

Le mal est mal partout, dira-t-on, et l'homme qui vole à Moscou est un voleur tout comme le filou de Paris. Voilà précisément ce que je nie. C'est de l'éducation générale que reçoit un peuple que dépend en grande partie la moralité de chaque individu, d'où il suit qu'une effrayante et mystérieuse solidarité de torts et de mérites a été établie par la Providence entre les gouvernements et les sujets, et qu'il vient un moment dans l'histoire des sociétés où l'État est jugé, condamné, exterminé comme un seul homme.

Il faut le répéter souvent; les vertus, les vices, les crimes des esclaves n'ont pas la même signification que ceux des hommes libres: ainsi lorsque j'examine le peuple russe, je puis constater comme un fait qui n'implique pas ici le même blâme qu'il impliquerait chez nous, qu'en général il manque de fierté, de délicatesse, de noblesse; et qu'il supplée à ces qualités par la patience et la finesse: tel est mon droit d'exposition, droit acquis à tout observateur véridique; mais je l'avoue, à tort ou à raison, je vais plus loin encore; je condamne ou je loue ce que je vois; ce n'est pas assez de peindre, je juge; si vous me trouvez passionné, permis à vous d'être plus raisonnable que moi.

L'impassibilité est une vertu facile au lecteur; tandis qu'elle a toujours paru difficile si ce n'est impossible à l'écrivain.

«Le peuple russe est doux,» me dit-on; à cela je réponds: «Je ne lui en sais nul gré, c'est l'habitude de la soumission…» D'autres me disent: «le peuple russe n'est doux que parce qu'il n'ose montrer ce qu'il a dans le cœur: le fond de ses sentiments et de ses idées, c'est la superstition et la férocité.» À ceci, je réponds: «Pauvre peuple! il est si mal élevé.»

Voilà pourquoi les paysans russes me font grande pitié, quoiqu'ils soient les hommes les plus heureux, c'est-à-dire, les moins à plaindre de la Russie.

De tout ce que je vois en ce monde et surtout en ce pays, il résulte que le bonheur n'est pas le vrai but de la mission de l'homme ici-bas. Ce but est tout religieux: c'est le perfectionnement moral, la lutte et la victoire.

Mais depuis les usurpations de l'autorité temporelle, la religion chrétienne en Russie a perdu sa vertu: elle est stationnaire; c'est un des rouages du despotisme: voilà tout. Dans ce pays où rien n'est défini nettement, et, pour cause, on a peine à comprendre les rapports actuels de l'Église avec le chef de l'État, qui s'est fait aussi l'arbitre de la foi, sans cependant proclamer positivement cette prérogative: il se l'est arrogée; il l'exerce de fait; mais il n'ose la revendiquer comme un droit; il a conservé un synode: c'est un dernier hommage rendu par la tyrannie au Roi des Rois et à son Église ruinée. Voici comment cette révolution religieuse est racontée dans l'Évesque que je lisais tout à l'heure.

J'étais descendu de voiture à la poste, et pendant qu'on allait me chercher un forgeron pour raccommoder une des mains de derrière de ma calèche, je parcourais l'Histoire de Russie, d'où j'ai extrait ce passage, que je vous copie sans y changer un mot.

«1721. Depuis la mort d'Adrien[23], Pierre[24] avait paru différer toujours de se prêter à l'élection d'un nouveau patriarche. Pendant vingt années de délai, la vénération religieuse du peuple pour ce chef de l'Église s'était insensiblement refroidie.