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Ceci ne fut pas l'unique marque de protection que Dieu lui donna dans ses malheurs; comme elle ne devait pas périr là, l'esprit des hommes qui pouvaient la perdre fut tourné par une puissance invisible.

Douze membres de la section assistaient à ces recherches. Assis autour d'une table au milieu du salon, ils terminaient toujours leur visite par un interrogatoire long et détaillé, qu'ils faisaient subir à la prisonnière. La première fois cette espèce de jury révolutionnaire était présidée par un petit bossu, cordonnier de son métier et méchant autant qu'il était laid. Cet homme avait trouvé dans un coin un soulier qu'il prétendait être de peau anglaise: l'accusation était grave. Ma mère soutint d'abord que le soulier n'était pas de peau anglaise; le cordonnier président insista.

«C'est possible,» dit à la fin ma mère, «vous devez vous y connaître mieux que moi; tout ce que je puis vous dire c'est que je n'ai jamais rien fait venir d'Angleterre; si ce soulier est anglais, il n'est donc pas à moi.»

On l'essaie; il va au pied. «Quel est ton cordonnier?» demande le président. Ma mère le nomme: c'était le cordonnier à la mode au commencement de la Révolution; il travaillait à cette époque pour toutes les jeunes femmes de la cour.

«Un mauvais patriote,» répond le président bossu et jaloux.

«Un bon cordonnier,» dit ma mère.

«Nous voulions le mettre en prison,» réplique le président avec aigreur; «mais il s'est caché, l'aristocrate, sa mauvaise conscience l'avait bien averti. Sais-tu où il est à présent?»

«Non,» répond ma mère, «d'ailleurs je le saurais que je ne vous le dirais pas.»

Ses réponses courageuses et qui contrastaient avec son air timide, l'ironie de ses pensées, qui perçait malgré elle sous la modération obligée de ses paroles, l'espèce de taquinerie involontaire à laquelle l'excitaient ces scènes burlesques et tragiques à la fois, sa beauté ravissante, la finesse de ses traits, son profil parfait, son deuil, sa jeunesse, l'éclat de son teint, la magie de ses cheveux blonds dorés, l'expression particulière de son regard, sa physionomie à la fois passionnée, mélancolique, résignée et mutine, son air noble malgré elle, ses manières élégantes et dont la facilité faisait rougir des hommes embarrassés dans leur grossièreté naturelle et affectée, sa fierté modeste, sa renommée déjà nationale, l'autorité du malheur, l'incomparable accent de sa voix argentine, de cette voix à la fois touchante et sonore, sa manière de prononcer le français si nette et pourtant si douce, le don de la popularité qu'elle possédait à un haut degré sans aucune nuance de lâche complaisance, l'instinct de la femme enfin, ce désir constant de plaire qui réussit toujours quand il est inné et par conséquent natureclass="underline" tout en elle contribuait à lui gagner le cœur de ses juges, quelque cruels qu'ils fussent. Aussi tous lui étaient-ils devenus favorables, excepté le petit bossu: cette rancune obstinée d'une créature disgraciée par la nature me paraît un trait de lumière jeté sur le cœur humain.

Ma mère avait un talent remarquable pour la peinture, elle possédait surtout le don de la ressemblance et le sentiment du pittoresque. Dans les moments de silence elle se mit à crayonner les personnages qui l'entouraient et elle fit en quelques traits une charmante esquisse du terrible tableau dont elle était la figure principale. J'ai vu ce dessin conservé longtemps chez nous, il s'est perdu dans un déménagement.

Un maître maçon nommé Jérôme, l'un des plus ardents jacobins de ce temps-là, et qui faisait partie des membres du tout-puissant comité de notre section, était présent à la scène: il lui enleva son dessin pour le faire passer de main en main; chacun se reconnut, et tous s'égayèrent aux dépens du président qu'on voyait monté sur sa chaise pour se grandir et pour montrer à tous les yeux d'un air grotesquement triomphant le soulier accusateur; la bosse dissimulée avec une indulgence affectée ne paraissait qu'autant qu'il le fallait pour rendre hommage à la vérité.

Cette modération de la part du peintre qui était aussi la victime, fit plus d'effet sur l'assemblée que n'en aurait produit une caricature: je note ce dernier trait parce qu'il me paraît caractériser essentiellement la délicatesse de l'esprit français de ce temps-là, dans quelque classe qu'on l'observe. Ces hommes avaient été élevés sous l'ancien régime, époque de l'élégance française par excellence. Leurs petits-enfants ont peut-être plus de raison; mais ils ont moins de goût et de finesse.

«Tiens!» s'écrièrent les terribles juges presque à l'unanimité, «tiens, regarde donc comme ton portrait est flatté, président. La citoyenne t'a vu en beau, ma foi.»

Et des rires universels achevèrent d'exaspérer le cordonnier contrefait, mais tout-puissant, puisqu'il présidait à l'instruction des crimes imputés à l'accusée. Sa rage pouvait devenir funeste à ma mère; c'est pourtant l'imprudence qu'elle commit ce jour-là qui lui sauva la vie.

Le dessin qu'on lui prit fut joint aux pièces qui devaient servir au procès, et qu'on lui rendit plus tard. Jérôme, le maître maçon, qui affectait la plus grande colère contre ma mère, à laquelle il n'adressait jamais une parole sans y mêler quelque jurement terrible, Jérôme, tout féroce qu'il était, était jeune; frappé d'admiration en voyant ce qui la distinguait des autres femmes, il n'eut plus qu'une pensée, ce fut de la préserver de la guillotine à son insu. Il le pouvait, il le fit: voici comment.

Il avait un libre accès dans les bureaux de Fouquier-Tinville, l'accusateur public. Là s'entassaient les papiers où se trouvait le nom de chaque détenu écroué dans les prisons de Paris. Ces feuilles passaient toutes dans le carton où elles étaient empilées une à une par Fouquier-Tinville, qui les employait à mesure et sans choix pour fournir aux exécutions de la journée; c'est-à-dire à trente, à quarante, et jusqu'à soixante et quatre-vingts assassinats publics. Ces meurtres étaient alors le principal divertissement du peuple de Paris. Le nombre des feuilles se recrutait journellement des différents envois qui se faisaient de toutes les prisons de la ville. Jérôme savait où était le carton fatal; et pendant six mois, il n'a pas manqué une seule fois de se rendre le soir dans le bureau, à l'instant où il était sûr de n'être pas observé, pour s'assurer que la feuille, sur laquelle était inscrit le nom de ma mère, se trouvait toujours au fond du carton. Lorsque de nouveaux papiers avaient été placés dans ce même carton, et que l'accusateur public, par justice distributive, les avait mis sous les anciens, afin que chaque nom vînt à son tour, Jérôme parcourait la liasse infernale, jusqu'à ce qu'il eût retrouvé le nom de ma mère, et remis sous toutes les feuilles la feuille où il était inscrit. La supprimer lui eût paru trop dangereux. On savait que Fouquier-Tinville ne prenait pas la peine de vérifier les noms, mais il pouvait compter les feuilles, et Jérôme accusé et convaincu d'une soustraction, montait le jour même sur l'échafaud; intervertir l'ordre des papiers était un crime sans doute, mais c'était un crime moins grave et moins facile à prouver. D'ailleurs, je n'explique rien, je vous dis ce que j'ai souvent entendu raconter, dans mon enfance, par Jérôme lui-même. Il nous disait que la nuit, après que tout le monde était retiré, il retournait quelquefois au bureau dans la crainte que quelqu'un, à la fin de la journée, n'eût fait comme lui et n'eût interverti l'ordre des papiers, c'était uniquement à cet ordre que tenait la vie de ma mère. Effectivement, une fois son nom se trouva le premier; Jérôme frémit et le remit sous les autres.