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Moscou même ne me dédommagera pas de la peine que je me donne pour l'aller voir. Renonçons à Moscou, faisons tourner bride au postillon, et partons en toute hâte pour Paris. J'en étais là de mes rêveries quand le jour est venu. Ma calèche était restée découverte et dans mon demi-sommeil je ne m'apercevais pas de la maligne influence des rosées du Nord: mes habits étaient traversés, mes cheveux comme trempés de sueur, tous les cuirs de ma voiture baignés d'une eau malfaisante. J'avais mal aux yeux, un voile était sur ma vue; je me rappelais le prince de *** devenu aveugle en vingt-quatre heures pour avoir bivouaqué en Pologne sous la même latitude dans une prairie humide[25].

Mon domestique m'annonce que ma voiture est raccommodée: je pars, et si l'on ne m'a pas ensorcelé, si quelque accident nouveau ne me retient pas en chemin, si je ne suis pas destiné à faire mon entrée à Moscou en charrette ou à pied, ma première lettre sera datée de la ville sainte des Russes, où l'on me fait espérer d'arriver dans quelques heures.

Me voyez-vous occupé à cacher mes écritures, car chacune de mes lettres, même celle qui vous paraîtrait le plus innocente, suffirait pour me faire envoyer en Sibérie. J'ai soin de m'enfermer pour écrire, et quand c'est mon feldjæger ou quelqu'un de la poste qui frappe à ma porte, je serre mes papiers avant d'ouvrir et fais semblant de lire. Je vais glisser cette lettre-ci entre la forme et la doublure de mon chapeau: ces précautions sont superflues, je l'espère bien, mais je crois nécessaire de les prendre; c'est assez pour vous donner une idée du gouvernement russe.

LETTRE VINGT-QUATRIÈME.

Première apparition de Moscou.—Flotte en pleine terre.—Campaniles des églises grecques: leur nombre sacramentel.—Sens symbolique de cette architecture.—Peinture des toits et des clochers, décoration métallique des églises.—Château de Pétrowski.—Style de son architecture.—Entrée de Moscou.—Privilége de l'art.—Aspect du Kremlin.—Couleur du ciel.—L'église de Saint-Basile vue de loin.—Les Français à Moscou.—Anecdote relative à la marche de notre armée au delà de Smolensk.—La cassette du ministre de la guerre.—Bataille de la Moskowa.—Le Kremlin est une cité.—Origine du titre de Czar.—Intérieur de Moscou.—Auberge de madame Howard.—Précautions qu'elle prend pour maintenir la propreté chez elle.—Promenade nocturne.—Description de la ville pendant la nuit.—Aspect du Kremlin au clair de lune.—Poussière des rues; nuées de drowskas.—Chaleurs de l'été.—Population de Moscou.—Illuminations officielles.—Réflexions.—Plantations sous les murs du Kremlin.—Aspect de ses remparts.—Ce que c'est que le Kremlin.—Souvenir des Alpes.—Ivan III.—Chemin voûté.—Magie de la nuit et de l'architecture.—Bonaparte au Kremlin.

Moscou, ce 7 août 1839.

Ne vous est-il jamais arrivé, aux approches de quelque port de la Manche ou du golfe de Biscaye, d'apercevoir les mâts d'une flotte derrière des dunes peu élevées qui vous cachaient la ville, les jetées, la plage, la mer elle-même avec la coque des navires qu'elle portait? Vous ne pouviez découvrir au-dessus du rempart naturel qu'une forêt dépouillée, portant des voiles éclatantes de blancheur, des vergues, des pavillons bariolés, des banderoles flottantes, des oriflammes de couleurs vives et variées: et vous restiez surpris devant cette apparition d'une escadre en pleine terre; c'est ce qui m'est arrivé quelquefois en Hollande, et un jour en Angleterre après avoir pénétré dans l'intérieur du pays à une certaine distance de la Tamise entre Gravesende et l'embouchure du fleuve: eh bien! tel est exactement l'effet qu'a produit sur moi la première vue de Moscou: une multitude de clochers brillait seule au-dessus de la poudre de la route, et le corps de la ville disparaissait sous ce nuage tourbillonnant, tandis qu'au-dessus des derniers lointains du paysage la ligne de l'horizon s'effaçait derrière les vapeurs du ciel d'été toujours un peu voilé dans ces parages.

La plaine inégale, à peine habitée, à demi cultivée, infertile à l'œil, ressemble à des dunes où croîtraient de maigres bouquets de sapins et où des pêcheurs auraient bâti de loin en loin quelques cabanes peu solides, mais suffisantes pour abriter leur indigence. C'est du milieu de cette solitude que je vis tout à coup sortir des milliers de tours peintes et de campaniles étoiles dont je n'apercevais pas la base: c'était la ville; les maisons basses restaient encore cachées dans une des ondulations du sol, tandis que les flèches aériennes des églises, les formes bizarres des tours, des palais et des vieux couvents attiraient déjà mes regards comme une flotte à l'ancre et dont on ne peut découvrir que les mâts planant dans le ciel[26].

Cette première vue de la capitale de l'Empire des Slaves qui s'élève brillante dans les froides solitudes de l'Orient chrétien, produit une impression qu'on ne peut oublier.

On a devant soi un paysage triste, mais grand comme l'Océan, et pour animer ce vide, une ville poétique et dont l'architecture n'a point de nom, comme elle n'a point de modèle.

Pour bien comprendre la singularité du tableau, il faut vous rappeler le dessin orthodoxe de toute église grecque; le faîte de ces pieux monuments est toujours composé de plusieurs tours qui varient dans leur forme et dans leur hauteur, mais dont le nombre est de cinq au moins; ce nombre sacramentel est quelquefois beaucoup plus considérable. Le clocher du milieu est le plus élevé; les quatre autres, maintenus à des étages inférieurs, entourent avec respect la tour principale. Leur forme varie: le sommet de ces donjons symboliques ressemble assez souvent à des bonnets pointus posés sur une tête; on peut aussi comparer le grand clocher de certaines églises, peint et doré extérieurement, à une mitre d'évêque, à une tiare ornée de pierreries, à un pavillon chinois, à un minaret, à une toque de bonze; souvent aussi c'est tout simplement une petite coupole en forme de boule et terminée par une pointe; toutes ces figures plus ou moins bizarres sont surmontées de grandes croix de cuivre travaillées à jour, dorées, et dont le dessin compliqué rappelle un peu les ouvrages en filigrane. Le nombre et la disposition de ces campaniles a toujours un sens religieux; ils signifient les degrés de la hiérarchie ecclésiastique. C'est le patriarche entouré de ses prêtres, de ses diacres et sous-diacres élevant entre la terre et le ciel sa tête radieuse. Une variété pleine de fantaisie préside au dessin de ces toitures plus ou moins ornées, mais l'intention primitive, l'idée théologique y est toujours scrupuleusement respectée. De brillantes chaînes de métal dorées ou argentées unissent les croix des flèches inférieures à la croix de la tour principale; et ce filet métallique tendu sur une ville entière produit un effet impossible à rendre même dans un tableau, à plus forte raison dans une description; car les mots restent presqu'aussi loin des couleurs que des sons. Imaginez-vous donc, si vous pouvez, l'effet de cette sainte cohorte de clochers, qui, sans avoir avec précision les formes humaines, représentent grotesquement une réunion de personnages assemblés sur le faîte de chaque église comme sur les toits des moindres chapelles: c'est une phalange de fantômes qui planent sur une ville.