L'inutilité de la conscience dans les affaires humaines, dans les plus grandes comme dans les moindres, est à mes yeux le plus étonnant mystère de ce monde, car il me prouve l'existence de l'autre. Dieu ne fait rien sans but; donc puisqu'il a donné la conscience à tous les hommes et que cette lumière intérieure ne sert à rien sur la terre, il faut qu'elle ait sa destination quelque part: les injustices de ce monde ont pour excuses nos passions: l'inflexible justice de l'autre aura pour avocat notre conscience.
J'ai suivi lentement des promeneurs désœuvrés et après avoir descendu et remonté plusieurs pentes à la suite d'un flot d'oisifs que je prenais machinalement pour guides, je suis arrivé vers le centre de la ville, sur une place vague où commence une allée de jardin; cette promenade me parut très-brillante: on entendait de la musique lointaine, on voyait scintiller des lumières nombreuses, plusieurs cafés ouverts rappelaient l'Europe; mais je ne pouvais m'intéresser à ces plaisirs: j'étais sous les murs du Kremlin; montagne colossale élevée pour la tyrannie, par les bras des esclaves. On a fait pour la ville moderne une promenade publique, une espèce de jardin planté à l'anglaise autour des murs de cette ancienne forteresse de Moscou.
Savez-vous ce que c'est que les murs du Kremlin? ce mot de murs vous donne l'idée d'une chose trop ordinaire, trop mesquine, il vous trompe; les murailles du Kremlin: c'est une chaîne de montagnes… Cette citadelle bâtie aux confins de l'Europe et de l'Asie est aux remparts ordinaires ce que les Alpes sont à nos collines: le Kremlin est le mont Blanc des forteresses. Si le géant qu'on appelle l'Empire russe avait un cœur, je dirais que le Kremlin est le cœur de ce monstre: il en est la tête…
Je voudrais pouvoir vous donner l'idée de cette masse de pierres qui se dessinait en gradins dans le cieclass="underline" singulière contradiction!!.. cet asile du despotisme s'éleva au nom de la liberté, car le Kremlin fut un rempart opposé aux Calmoucks par les Russes: ses murailles à deux fins ont favorisé l'indépendance de l'État et servi la tyrannie du souverain. Elles suivent avec hardiesse les profondes sinuosités du terrain; lorsque les pentes du coteau deviennent trop rapides le rempart s'abaisse par escaliers; ces degrés qui montent entre le ciel et la terre sont énormes, c'est une échelle pour les géants qui vont faire la guerre aux dieux.
La ligne de cette première ceinture de constructions est coupée par des tours fantastiques si élevées, si fortes et d'une forme si bizarre qu'elles rappellent les pics de la Suisse avec leurs rocs de diverses figures et leurs glaciers de mille couleurs: l'obscurité, sans doute, contribuait à grandir les objets, à leur donner un dessin et des teintes hors de nature, je dis des teintes parce que la nuit a son coloris comme la gravure… J'ignore d'où venait le prestige dont je ressentais l'influence: mais ce que je sais c'est que je ne pouvais me défendre d'une secrète épouvante… et voir des messieurs et des dames vêtus à la parisienne, se promener aux pieds de ce palais fabuleux, c'est à croire qu'on rêve!… Je rêvais. Qu'aurait dit Ivan III, le restaurateur, on peut bien dire le fondateur du Kremlin, s'il eût pu apercevoir au pied de la forteresse sacrée ses vieux Moscovites rasés, frisés, en fracs, en pantalons blancs, en gants jaunes, nonchalamment assis au son des instruments et prenant des glaces bien sucrées devant un café bien illuminé? il aurait dit comme moi: c'est impossible!… et pourtant c'est ce qui se voit maintenant tous les soirs d'été à Moscou.
J'ai donc parcouru les jardins publics plantés sur les glacis de la vieille citadelle des Czars, j'ai vu des tours, puis d'autres tours, des étages, puis d'autres étages de murailles; et mes regards planaient sur une ville enchantée. C'est trop peu dire que de parler de féerie!… il faudrait l'éloquence de la jeunesse, que tout étonne et surprend, pour trouver des mots analogues à ces choses prodigieuses. Au-dessus d'une longue voûte que je venais de traverser, j'ai aperçu un chemin suspendu par lequel piétons et voitures entrent dans la sainte Cité. Ce spectacle me paraissait incompréhensible; rien que des tours, des portes, des terrasses élevées les unes sur les autres, en lignes contrariées; rien que des rampes rapides, que des arceaux qui servent à porter des routes par lesquelles on sort du Moscou d'aujourd'hui du Moscou vulgaire, pour entrer au Kremlin, au Moscou de l'histoire, au Moscou merveilleux. Ces aqueducs, sans eau, supportent encore d'autres étages d'édifices plus fantastiques; j'ai entrevu, appuyée sur un de ces passages suspendus, une tour basse et ronde, toute hérissée de créneaux en fer de lance: la blancheur éclatante de cet ornement singulier se détache sur un mur rouge de sang: contraste criant! et que l'obscurité toujours un peu transparente des nuits septentrionales ne m'empêchait pas de discerner. Cette tour était un géant qui dominait de toute sa tête le fort dont il paraissait le gardien. Quand je fus rassasié du plaisir de rêver tout éveillé, je tâchai de retrouver mon chemin pour rentrer chez moi, où je me suis mis à vous écrire: occupation peu propre à calmer mon agitation. Mais je suis trop fatigué, je ne puis me reposer; il faut de la force pour dormir.
Que ne voit-on pas la nuit au clair de lune en tournant au pied du Kremlin? là tout est surnaturel; on y croit aux spectres malgré soi: qui pourrait approcher sans une religieuse terreur de ce boulevard sacré dont une pierre détachée par Bonaparte a rebondi jusqu'à Sainte-Hélène pour écraser le triomphateur au milieu de l'Océan!… Pardon, je suis né du temps des phrases.
La plus nouvelle des nouvelles écoles achève de les bannir et de simplifier le langage d'après cette loi: que les peuples les plus dénués d'imagination sont ceux qui se défendent le plus soigneusement des écarts d'une faculté qu'ils n'ont pas. Je puis admirer le style puritain lorsqu'il est employé par des talents supérieurs et capables d'en racheter la monotonie: je ne saurais l'imiter.
Après avoir vu ce que j'ai vu ce soir, on ferait bien de s'en retourner tout droit dans son pays: l'émotion du voyage est épuisée.
LETTRE VINGT-CINQUIÈME.
Le Kremlin au grand jour.—Ses hôtes naturels.—Caractère de son architecture.—Sens symbolique.—Dimension des églises russes.—L'histoire des hommes employée comme un moyen de décrire les lieux.—L'influence d'Ivan IV.—Mot de Pierre Ier.—Patience coupable.—Les sujets d'Ivan IV et les Russes actuels.—Ivan IV comparé à tous les tyrans cités dans l'histoire.—Source où j'ai puisé les faits racontés.—Brochure du prince Wiasemski.—Pourquoi on doit se fier à Karamsin.
Moscou, ce 8 août 1839.
Une ophthalmie que j'ai gagnée entre Pétersbourg et Moscou m'inquiète et me fait souffrir. Malgré ce mal, j'ai voulu recommencer aujourd'hui ma promenade d'hier au soir, afin de comparer le Kremlin du grand jour avec le fantastique Kremlin de la nuit. L'ombre grandit, déplace toutes choses, mais le soleil rend aux objets leurs formes et leurs proportions.
À cette seconde épreuve, la forteresse des Czars m'a encore surpris. Le clair de lune agrandissait et faisait ressortir certaines masses de pierres, mais il m'en cachait d'autres, et tout en rectifiant quelques erreurs, en reconnaissant que je m'étais figuré trop de voûtes, trop de galeries couvertes, trop de chemins suspendus, de portiques et de souterrains, j'ai retrouvé assez de toutes ces choses pour justifier mon enthousiasme.
Il y a de tout au Kremlin: c'est un paysage de pierres.
La solidité de ses remparts surpasse la force des rochers qui les portent; le nombre et la forme de ses monuments est une merveille. Ce labyrinthe de palais, de musées, de donjons, d'églises, de cachots est effrayant comme l'architecture de Martin, c'est aussi grand et plus irrégulier que les compositions du peintre anglais. Des bruits mystérieux sortent du fond des souterrains; de telles demeures doivent être hantées par des esprits, elles ne peuvent convenir à des êtres semblables à nous. On y rêve aux scènes les plus étonnantes; et l'on frémit quand on se souvient que ces scènes ne sont point de pure invention. Là les bruits qu'on entend semblent sortir du tombeau; on y croit à tout, hors à ce qui est naturel.