Ni moi, ni aucune des personnes qui écoutaient ce récit terrible, nous n'osions demander à Jérôme le nom des victimes dont il avait avancé le supplice en faveur de ma mère. Vous comprenez bien qu'elle n'a connu qu'après sa sortie de prison la ruse qui lui sauvait la vie.
Au moment où le 9 thermidor arriva, les prisons, à force de se désemplir, étaient presque vides, il ne restait plus que trois feuilles dans le carton de Fouquier-Tinville: celle de ma mère était toujours la dernière; ce qui ne l'eût pas empêchée de périr, car on n'en aurait guère apporté davantage; le spectacle de la place de la Révolution commençait à lasser son public, et le projet de Robespierre et de ses conseillers intimes, était, pour en finir avec les amis de l'ancien régime, d'ordonner un massacre général dans l'intérieur des prisons.
Ma mère, si forte contre l'échafaud, m'a souvent dit qu'elle ne se sentait nul courage à l'idée de se voir poursuivie et blessée par des assassins avant d'être égorgée.
Pendant les dernières semaines de la terreur, les anciens guichetiers de la prison des Carmes avaient été remplacés par des hommes plus féroces, destinés eux-mêmes à prendre part aux exécutions secrètes. Ils ne dissimulaient pas aux victimes le plan formé contre elles; le règlement de la prison était devenu plus sévère; personne du dehors ne pouvait voir les détenus; on n'osait leur rien envoyer, enfin l'accès des cours et des jardins leur était interdit, parce qu'on y creusait leurs fosses; voilà, du moins, ce qu'on leur disait; chaque bruit lointain, chaque murmure de la ville, leur paraissait le signal du carnage, chaque nuit leur semblait la dernière.
Leurs angoisses cessèrent le jour même de la chute de Robespierre.
Si l'on réfléchit à cette circonstance, on aura de la peine à ne pas rejeter la supposition de quelques esprits, qui, pour raffiner sur l'histoire de la terreur, ont prétendu que Robespierre n'est tombé que parce qu'il valait mieux que ses adversaires.
Il est vrai que ses complices ne sont devenus ses ennemis que lorsqu'ils ont tremblé pour eux-mêmes: leur principal mérite est d'avoir eu peur à temps; mais en se sauvant, ils ont sauvé la France qui serait devenue un antre de bêtes féroces, si les plans de Robespierre se fussent accomplis. La révolution du 9 thermidor est une conspiration de caverne, une révolte de bandits: d'accord; mais le chef de brigands est-il devenu un honnête homme pour avoir succombé sous les coups de sa troupe conjurée contre lui? S'il suffisait du malheur pour justifier le crime, où en serait la conscience? L'équité périrait sous une fausse générosité, sentiment dangereux, car il séduit les belles âmes et leur fait oublier qu'un homme de bien doit préférer la justice et la vérité à tout.
On a dit que Robespierre n'était pas féroce par tempérament: qu'importe? Robespierre, c'est l'envie devenue toute-puissante. Cette envie nourrie des humiliations méritées que cet homme, avait souffertes dans l'ancienne société, lui avait fait concevoir l'idée d'une vengeance si atroce que la bassesse de son âme et la dureté de son cœur suffisent à peine à nous faire comprendre comment il a pu la réaliser. Soumettre une nation à des opérations mathématiques, appliquer l'algèbre aux passions politiques, écrire avec du sang, chiffrer avec des têtes: voilà ce que la France a laissé faire à Robespierre. Elle fait pis encore peut-être aujourd'hui, elle écoute des esprits distingués qui s'évertuent à justifier un tel homme!! Il n'a pas volé;… mais le tigre ne tue pas toujours pour manger.
Robespierre n'était pas féroce, dites-vous, il n'a pas pris plaisir à voir couler le sang: mais s'il l'a versé, le résultat est le même. Inventez donc si vous le voulez un mot pour l'assassinat politique par calcul; mais que cette vertu monstrueuse soit stigmatisée par l'histoire. Excuser l'assassinat par ce qui le rend plus odieux, par le sang-froid, et par les combinaisons de l'assassin, c'est contribuer à l'un des plus grands maux de notre époque, à la perversion du jugement humain. Les hommes d'aujourd'hui, dans leurs arrêts dictés par une fausse sensibilité, annulent à force d'impartialité le bien et le mal; pour mieux s'arranger de la terre ils ont aboli d'un coup le ciel et l'enfer! Ils en sont venus au point que notre génération ne reconnaît plus qu'un seul crime: l'indignation contre le crime… qu'une seule chose respectable, l'opinion qu'on n'a pas. Avoir un avis c'est devenir injuste… et dès lors incapable de comprendre les autres. Comprendre tout, et tout le monde: telle est la prétention à la mode.
Voilà donc les sophismes où nous entraîne le prétendu adoucissement de nos mœurs, adoucissement qui n'est qu'une grande indifférence morale, une profonde incrédulité religieuse et une avidité sensuelle toujours croissante… mais patience!!… le monde est déjà revenu de plus loin.
Deux jours après le 9 thermidor, une grande partie des prisons de Paris était vide.
Madame de Beauharnais liée avec Tallien, sortit en triomphe; mesdames d'Aiguillon et de Lameth n'avaient point péri, elles furent promptement délivrées; ma mère oubliée aux Carmes, restait presque seule dans cette prison qui n'était plus même glorieuse. Elle voyait ses nobles compagnons d'infortune faire place aux terroristes, qui d'après le revirement opéré dans la politique, venaient chaque jour sous les verrous prendre la place de leurs victimes. Les Jacobins, sous prétexte de punir les tyrans, avaient enseigné la tyrannie à la France. Tous les parents, tous les amis de ma mère étaient dispersés; personne ne s'occupait d'elle. Jérôme, proscrit à son tour comme ami de Robespierre, était obligé de se cacher et ne pouvait plus la protéger.
Deux mortels mois se passèrent dans un abandon plus désolant peut-être que le péril; elle m'a répété bien des fois que ce temps d'épreuve fut le plus difficile à supporter.
La lutte des partis continuait; le gouvernement pouvait d'un jour à l'autre retomber dans les mains des Jacobins. Sans le courage de Boissy-d'Anglas le meurtre de Féraud fût devenu le signal d'une seconde terreur pire que la première: ma mère savait tout cela, car en prison on n'ignore jamais ce qui est inquiétant. Chaque jour elle faisait demander à me voir: j'étais mourant: ma bonne répondait que j'étais malade: ma mère pleurait et se décourageait.
Enfin Nanette après m'avoir sauvé la vie par ses soins, se mit sérieusement en peine de sa maîtresse. Voyant que personne ne faisait rien pour elle, elle s'en alla chez Dyle, marchand de porcelaine, pour s'entendre avec une cinquantaine d'ouvriers de notre pays qui se trouvaient alors dans les ateliers de ce riche fabricant du boulevard du Temple; ces hommes avaient été employés à une manufacture de porcelaine fondée par mon grand-père à Niderviller, au pied des Vosges. Cette manufacture, établie avec beaucoup de magnificence, avait pendant longtemps fait vivre un grand nombre de personnes; quand elle fut confisquée avec les autres biens du général Custine, le travail cessa: ceux des ouvriers qui pensèrent pouvoir gagner leur vie à Paris, vinrent y chercher de l'ouvrage chez Dyle, qui les employa tous. Parmi eux se trouvait Malriat, le père de Nanette.
C'est à ces hommes, montés alors au rang des plus puissants, qu'elle vint demander de s'intéresser au sort de leur ancienne dame. Depuis la Révolution, ils avaient assez entendu parler d'elle; d'ailleurs son souvenir était présent dans tous les cœurs.
Ils signèrent avec empressement une pétition dictée par Nanette, qui parlait et écrivait le français de la Lorraine allemande, et elle porta elle-même cette requête ainsi rédigée et apostillée à Legendre, ancien boucher. Cet homme présidait alors le bureau où l'on déposait toutes les demandes adressées à la commune de Paris en faveur des détenus.