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Il lasse les bourreaux; les prêtres ne peuvent suffire aux enterrements. Novgorod-la-Grande sera choisie pour servir d'exemple à la colère du monstre. La ville en masse, accusée de trahison en faveur des Polonais, mais coupable surtout d'avoir été longtemps indépendante et glorieuse, est empestée à dessein par la multitude des exécutions arbitraires qui ont lieu dans ses murs ensanglantés; les eaux du Volkof se corrompent sous les cadavres restés sans sépulture autour des remparts de la ville condamnée, et, comme si la mort par les supplices n'était pas assez prompte au gré du tyran, une épidémie factice rivalise avec les échafauds pour décimer plus vite les populations et pour assouvir la rage du Père, nom d'affection, ou plutôt titre que les Russes donnent machinalement à leurs tout-puissants et bien-aimés souverains quels qu'ils soient.

Sous ce règne insensé nul homme ne suit le cours naturel de sa vie, nul n'atteint le terme probable de son existence: l'impiété humaine anticipe sur la prérogative divine: la mort elle-même, la mort, réduite à la condition de valet de bourreau, perd de son prestige en proportion de ce que la vie perd de son prix. Le tyran a détrôné l'ange, et la terre, baignée de pleurs et de sang, voit avec résignation le ministre des justices de Dieu marcher docilement à la suite des sicaires du prince. Sous le Czar, la mort devient esclave d'un homme. Ce tout-puissant insensé a enrégimenté la peste, qui dépeuple, avec la soumission d'un caporal, des pays entiers dévoués à la désolation par le caprice d'un prince. La joie de cet homme est le désespoir des autres, son pouvoir, l'extermination, sa vie, la guerre sans gloire, la guerre en pleine paix, la guerre à des créatures privées de défense, nues, sans volonté, et que Dieu avait mises sous sa protection sacrée; sa loi, la haine du genre humain, sa passion, la peur; la peur double: celle qu'il ressent et celle qu'il fait sentir.

Quand il se venge, il poursuit le cours de ses justices jusqu'au dernier degré de parenté; exterminant des familles entières, jeunes filles, vieillards, femmes grosses et petits enfants; il ne se borne pas, comme les tyrans vulgaires, à frapper simplement quelques familles, quelques individus suspects: on le voit singeant le Dieu des juifs, tuer jusqu'à des provinces sans y faire grâce à personne; tout y passe, tout ce qui a eu vie disparaît: tout, jusqu'aux animaux, jusqu'aux poissons qu'il empoisonne dans les lacs, dans les rivières; le croirez-vous? il oblige des fils à faire l'office de bourreaux… contre leurs pères!… et il s'en trouve qui obéissent!!!… L'homme peut donc porter l'amour de la vie au point de tuer, de peur de la perdre, l'être à qui il la doit?

Se servant de corps humains pour horloges, Ivan invente des poisons à heure fixe, et parvient à marquer avec une régularité satisfaisante les moindres divisions de son temps par la mort de ses sujets, échelonnés avec art de minute en minute sur le chemin du tombeau qu'il tient sans cesse ouvert pour eux; la précision la plus scrupuleuse préside à ce divertissement infernal. Infernal n'est-il pas le mot propre? l'homme à lui seul inventerait-il de telles voluptés? oserait-il surtout profaner le saint nom de justice en l'appliquant à ce jeu impie?

Le monstre assiste lui-même à tous les supplices qu'il commande: la vapeur du sang l'enivre sans le saturer; il n'est jamais plus allègre que lorsqu'il a vu mourir et fait souffrir beaucoup de malheureux.

Il se fait un divertissement, que dis-je, un devoir d'insulter à leur martyre, et le tranchant de sa parole moqueuse est plus acéré que le fer de ses poignards.

Eh bien! devant ce spectacle, la Russie reste muette!!… Mais non, bientôt vous la verrez s'émouvoir; elle va protester. Gardez-vous de croire que ce soit en faveur de l'humanité outragée; elle proteste contre le malheur de perdre un prince qui la gouverne de la manière que vous venez de voir.

Le monstre, après avoir donné tant de gages de férocité, devait être connu de son peuple; il l'était!… Tout à coup, soit pour s'amuser à mesurer la longanimité des Russes, soit repentir chrétien… (il affectait du respect pour les choses saintes; l'hypocrisie même a pu se changer en dévotion vraie à certains moments d'une vie toute surnaturelle, car la grâce, cette manne des esprits, ce poison céleste pénètre par intervalles dans le cœur des plus grands criminels, tant que la mort n'a pas consommé leur réprobation)… soit donc repentir chrétien, soit peur, soit caprice, soit fatigue, soit ruse, un jour il dépose son sceptre, c'est-à-dire sa hache, et jette sa couronne à terre. Alors, mais alors seulement dans tout le cours de ce long règne, l'Empire s'émeut: la nation menacée de délivrance se réveille comme en sursaut: les Russes, jusque-là témoins muets, instruments passifs de tant d'horreurs, retrouvent la voix, et cette voix, du peuple qui prétend être la voix de Dieu, s'élève tout à coup pour déplorer la perte d'un tel tyran!… Peut-être doutait-on de sa bonne foi, on craignait à juste titre ses vengeances, si l'on eût accepté sa feinte abdication: qui sait si tout cet amour pour le prince n'avait pas sa source dans la terreur qu'inspirait le tyran; les Russes ont raffiné la peur en lui donnant l'amour pour masque.

Moscou est menacé d'invasion (le pénitent avait bien choisi son temps); on craint l'anarchie, autrement dit, les Russes prévoient le moment où, ne pouvant se garantir de la liberté, ils seront exposés à penser, à vouloir par et pour eux-mêmes, à se montrer hommes, et, qui pis est, citoyens: ce qui ferait le bonheur d'un autre peuple exaspère celui-ci. Bref, la Russie aux abois, énervée par sa longue incurie, tombe éperdue aux pieds d'Ivan, qu'elle redoute moins qu'elle ne se craint elle-même; elle implore ce maître indispensable, ramasse sa couronne et son sceptre ensanglantés, les lui rend, et lui demande pour unique faveur la permission de reprendre le joug de fer qu'elle ne se lassera jamais de porter.

Si c'est de l'humilité, elle va trop loin, même pour des chrétiens; si c'est de la lâcheté, elle est impardonnable; si c'est du patriotisme, il est impie. Que l'homme brise son orgueil, il fait bien; qu'il aime l'esclavage, il fait mal; la religion humilie, l'esclavage avilit; il y a entre eux la différence de la sainteté à la brutalité.

Quoi qu'il en soit, les Russes étouffant le cri de leur conscience croient au prince plus qu'à Dieu; aussi se font-ils une vertu de sacrifier tout au salut de l'Empire;… détestable Empire que celui dont l'existence ne pourrait se perpétuer qu'au mépris de la dignité humaine!!!… Aveuglés par leur idolâtrie monarchique, à genoux devant l'idole politique qu'ils se sont faite, les Russes, ceux de notre siècle aussi bien que ceux du siècle d'Ivan, oublient que le respect pour la justice, que le culte de la vérité importent plus à tous les hommes, y compris les Slaves, que le sort de la Russie.

Ici m'apparaît encore une fois, dans ce drame aux formes antiques, l'intervention d'un pouvoir surnaturel. On se demande en frémissant quel est l'avenir réservé par la Providence à une société qui paie à ce prix la prolongation de sa vie.

J'ai trop souvent lieu de vous le faire remarquer, un nouvel Empire romain couve en Russie sous les cendres de l'Empire grec. La peur seule n'inspire pas tant de patience. Non, croyez-en mon instinct, il est une passion que les Russes comprennent comme aucun peuple ne l'a comprise depuis les Romains: c'est l'ambition. L'ambition leur fait sacrifier tout, absolument tout, comme Bonaparte, à la nécessité d'être.

C'est cette loi souveraine qui soumet une nation à un Ivan IV: un tigre pour Dieu plutôt que l'anéantissement de l'Empire: telle fut la politique russe sous ce règne qui a fait la Russie, et qui m'épouvante bien plus encore par la longanimité des victimes que par la frénésie du tyran; politique d'instinct ou de calcul, peu m'importe!… Ce qui m'importe, et ce que je vois avec terreur, c'est qu'elle se perpétue tout en se modifiant d'après les circonstances, et qu'aujourd'hui encore elle produirait les mêmes effets sous un règne semblable, s'il était donné à la terre de faire naître deux fois un Ivan IV.