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Admirez donc ce tableau unique dans l'histoire du monde: les Russes, avec le courage et la bassesse des hommes qui veulent posséder la terre, pleurent aux pieds d'Ivan pour qu'il continue de les gouverner… vous savez comment, et pour qu'il leur conserve ce qui ferait haïr la société à tout peuple qui ne serait pas enivré du pressentiment fanatique de sa gloire à venir.

Tous jurent, les grands, les petits, les boyards, les marchands, les castes et les individus, en un mot, la nation entière jure avec larmes, avec amour de se soumettre à tout, pourvu qu'il ne l'abandonne pas à elle-même: ce comble d'infortune est le seul revers que les Russes, dans leur ignoble patriotisme, ne puissent envisager de sang-froid, attendu que l'inévitable désordre qui en résulterait détruirait leur empire d'esclaves. L'ignominie, poussée à ce degré, approche du sublime, c'est de la vertu: elle perpétue l'État… mais quel État, bon Dieu!… Le moyen déshonore le but!

Cependant la bête féroce attendrie prend en pitié les animaux dont elle fit longtemps sa pâture, elle promet au troupeau de recommencer à le décimer, elle reprend le pouvoir sans concessions, au contraire, à des conditions absurdes, et toutes à l'avantage de son orgueil et de sa fureur; encore les fait-elle accepter comme des faveurs à ce peuple exalté pour la soumission autant que d'autres sont fanatiques de liberté, à ce peuple altéré de son propre sang, et qui veut qu'on le tue pour amuser son maître; car il s'inquiète, il tremble dès qu'il respire en paix.

À dater de ce moment s'organise une tyrannie méthodique, et pourtant si violente, que les annales du genre humain n'offrent rien de semblable, vu qu'il y a autant de démence à la subir qu'à l'exercer. Prince et nation, à cette époque, tout l'Empire devient frénétique: mais les suites de l'accès durent encore.

Le redoutable Kremlin, avec tous ses prestiges, avec ses portes de fer, ses souterrains fabuleux, ses inaccessibles remparts élevés jusqu'au ciel, ses mâchicoulis, ses créneaux, paraît un asile trop faiblement défendu à l'insensé monarque qui veut exterminer la moitié de son peuple pour pouvoir gouverner l'autre en paix. Dans ce cœur qui se pervertit lui-même à force de terreur et de cruauté, où le mal et l'effroi qu'il engendre font chaque jour de nouveaux ravages, une inexplicable défiance, car elle est sans motif apparent, ou du moins positif, s'allie à une atrocité sans but; ainsi la lâcheté la plus honteuse plaide en faveur de la férocité la plus aveugle. Nouveau Nabuchodonosor, le Roi est changé en tigre.

Il se retire d'abord dans un palais voisin du Kremlin, et qu'il fait fortifier comme une citadelle, puis dans une solitude: la Slobode Alexandrowsky. Ce lieu devient sa résidence habituelle. C'est là que parmi les plus débauchés, les plus perdus de ses esclaves, il se choisit pour garde une troupe d'élite, composée de mille hommes, qu'il appelle les élus: opritchnina. À cette légion infernale il livre, pendant sept années consécutives, la fortune, la vie du peuple russe: je dirais son honneur, si ce mot pouvait avoir un sens chez des hommes qu'il fallait bâillonner pour les gouverner à leur gré.

Voici comment Karamsin, tome IX, page 96, nous peint Ivan IV, en l'année 1565, dix-neuf ans après son couronnement:

«Ce prince, dit-il, grand, bien fait, avait les épaules hautes, les bras musculeux, la poitrine large, de beaux cheveux, de longues moustaches, le nez aquilin; de petits yeux gris, mais brillants, pleins de feu, et au total, une physionomie qui avait eu autrefois de l'agrément. À cette époque, il était tellement changé qu'à peine on pouvait le reconnaître. Une sombre férocité se peignait dans ses traits déformés. Il avait l'œil éteint, il était presque chauve, et il ne lui restait plus que quelques poils à la barbe, inexplicable effet de la fureur qui dévorait son âme! Après une nouvelle énumération des fautes commises par les boyards, il répéta son consentement à garder la couronne, s'étendit longuement sur l'obligation imposée aux princes de maintenir la tranquillité dans leurs États, et de prendre à cet effet toutes les mesures qu'ils jugent convenables; sur le néant de la vie humaine, la nécessité de porter ses regards au delà du tombeau; enfin il proposa l'établissement de l'opritchnina, nom jusqu'alors inconnu. Les résultats de cet établissement firent de nouveau trembler la Russie.

* * * * *

Le Czar annonça qu'il choisirait mille satellites parmi les princes, les gentilshommes et les enfants boyards[34], et qu'il leur donnerait, dans ses districts, des fiefs dont les propriétaires actuels seraient transférés dans d'autres lieux.

«Il s'empara, dans Moscou même, de plusieurs rues, d'où il fallut chasser les gentilshommes et employés qui ne se trouvaient pas inscrits dans le millier du Czar. […] Comme s'il eût pris en haine les augustes souvenirs du Kremlin et les tombeaux de ses ancêtres, il ne voulut pas habiter le magnifique palais d'Ivan III; en dehors des murs du Kremlin, il en fit construire un nouveau, entouré de remparts élevés, ainsi qu'une forteresse. Cette partie de la Russie et de Moscou, ce millier du Czar, cette cour nouvelle, formèrent ensemble une propriété particulière d'Ivan IV, placée sous sa dépendance immédiate, et reçut le nom d'opritchnina.»

Plus loin, pages 99 et suivantes, même tome, on voit recommencer les supplices des boyards, c'est-à-dire le règne d'Ivan IV.

«Le 4 février, Moscou vit remplir les conditions annoncées par le Czar au clergé, ainsi qu'aux boyards, dans le bourg d'Alexandrowsky. On commença les exécutions des prétendus traîtres accusés d'avoir conspiré, avec Kourbsky, contre les jours du monarque, de la Czarine Anastasie et de ses enfants. La première victime fut le célèbre Voiëvode, prince Alexandre Gorbati-Schouïsky, descendant de saint Vladimir, de Vsevolod-le-Grand et des anciens princes de Souzdal. Cet homme, d'un génie profond, militaire habile, animé d'une égale ardeur pour la religion et la patrie, qui avait enfin puissamment contribué à la réduction du royaume de Kazan, fut condamné à mort, ainsi que son fils Pierre, jeune homme de dix-sept ans[35]. Ils se rendirent tous deux au lieu du supplice avec calme et dignité, sans frayeur, et se tenant par la main; afin de ne pas être témoin de la mort de l'auteur de ses jours, le jeune Pierre présenta le premier sa tête au glaive; mais son père le fit reculer en disant avec émotion: «Non, mon fils, que je ne te voie pas mourir.» Le jeune homme lui cède le pas, et aussitôt la tête du prince est détachée du corps; son fils la prend entre ses mains, la couvre de baisers, et levant les yeux au ciel, il se livre d'un air serein entre les mains du bourreau. Le beau-frère de Gorbati, prince Khovrin, Grec d'origine; le grand officier Golovin, le prince Soukhoï Kachin, grand échanson, le prince Pierre Gorensky furent décapités le même jour. Le prince Sheviref fut empalé. On rapporte que cet infortuné supporta pendant un jour entier ses horribles souffrances, mais que soutenu par la religion, il les oubliait pour chanter le cantique de Jésus. Les deux boyards, princes Kourakin et Nemoï furent contraints d'embrasser l'état monastique: un grand nombre de gentilshommes et d'enfants boyards virent leurs biens confisqués, d'autres furent exilés…»