Выбрать главу

travail, quelques passages des plus caractéristiques, tome IX, page 343

(Karamsin).

«Des querelles de prééminence avaient lieu dans le service de la Cour.» (Vous le voyez, l'étiquette régnait dans l'antre de la bête féroce.) «Le beau Boris Godounof[37], nouvel échanson et favori de Jean, eut à ce sujet, en 1578, un procès avec le prince Basile Sitzky: le fils de celui-ci refusait de servir à la table du Czar de pair avec Boris; et, bien que le prince Basile fût revêtu de la dignité de boyard, Godounof fut déclaré par une lettre patente du souverain, plus élevé que lui de plusieurs rangs, parce que l'aïeul de Godounof était inscrit dans les anciens registres avant les Sitzky; mais, s'il fermait les yeux sur les disputes des voiëvodes à l'occasion de la primauté, il ne leur pardonnait jamais de fautes dans leur conduite militaire: par exemple, le prince Michel Nozdrovoty, officier de haut rang, fut fouetté dans les écuries pour avoir mal disposé le siége de Milten.»

Voilà comment le Czar entendait la dignité de la noblesse et de l'armée. Ce fait qui se passa en 1577, me rappelle un autre fait de l'histoire de Russie, tout moderne, puisqu'il est arrivé de nos jours. Je m'applique à confronter les époques, pour vous prouver qu'il y a moins de différence que vous ne pensez, entre le passé et le présent de ce pays. C'était à Varsovie, du temps du grand-duc Constantin, et sous le règne de l'Empereur Alexandre, le plus philanthrope des Czars.

Un jour Constantin passait sa garde en revue; et voulant montrer à un étranger de marque à quel point la discipline était observée dans l'armée russe, il descend de cheval, s'approche d'un de ses généraux… D'UN GÉNÉRAL!… et sans le prévenir d'aucune façon, sans articuler un reproche, il lui perce tranquillement le pied de son épée. Le général demeure immobile, et ne pousse pas une plainte: on l'emporte quand le grand-duc a retiré son épée. Ce stoïcisme d'esclave justifie la définition de l'abbé Galiani: Le courage, disait-il, n'est qu'une très-grande peur!

Les spectateurs de la scène restent muets. Ceci s'est passé dans le XIXe siècle à Varsovie sur la place publique.

Vous le voyez, les Russes de notre époque sont les dignes petits-fils des sujets d'Ivan, et ne venez pas m'objecter la folie de Constantin. Cette folie, supposez-la réelle, devait être connue, puisque la conduite de cet homme depuis sa première jeunesse n'avait été qu'une suite d'actes publics de démence. Or, après tant de preuves d'aliénation mentale, lui laisser commander des armées, gouverner un royaume, c'est afficher un mépris révoltant pour l'humanité, c'est une dérision aussi nuisible à ceux qui exercent l'autorité qu'insultante pour ceux qui obéissent. Mais moi, je nie la folie du grand-duc Constantin; et je ne vois dans sa vie qu'une cruauté effrénée.

On a souvent répété que la folie était héréditaire dans la famille Impériale de Russie: c'est une flatterie. Je crois que ce mal tient à la nature même du gouvernement et non à l'organisation vicieuse des individus. Le pouvoir absolu, quand il est une vérité, troublerait, à la longue, la raison la plus ferme; le despotisme aveugle les hommes; peuple et souverain, tous s'enivrent ensemble à la coupe de la tyrannie. Cette vérité me paraît prouvée jusqu'à l'évidence par l'histoire de Russie.

Continuons nos extraits, même page: c'est un annaliste livonien, cité par Karamsin, qui parle. Cette fois, nous verrons successivement en scène un ambassadeur et un supplicié, tous deux également idolâtres de leur maître et bourreau. «Ni les supplices, ni le déshonneur ne pouvaient affaiblir le dévouement de ces hommes à leur souverain. Nous allons en citer un mémorable témoignage: Le prince Sougorsky, envoyé vers l'Empereur Maximilien en 1576, tomba malade au moment où il traversait la Courlande. Par respect pour le Czar, le duc fit demander plusieurs fois des nouvelles de cet envoyé par son propre ministre qui l'entendait répéter sans cesse: Ma santé n'est rien, pourvu que celle de notre souverain prospère. Le ministre étonné, lui dit:—Comment pouvez-vous servir un tyran avec autant de zèle?—Nous autres Russes, répondit le prince Sougorsky, nous sommes toujours dévoués à nos Czars bons ou cruels. Pour preuve de ce qu'il avançait, le malade raconta que quelque temps auparavant, Jean avait fait empaler un de ses hommes de marque POUR UNE FAUTE LÈGÈRE, que cet infortuné avait vécu vingt-quatre heures dans des tourments affreux, s'entretenant avec sa femme et ses enfants, et répétant sans cesse: Grand Dieu! protége le Czar[38]!… C'est-à-dire (ajoute Karamsin lui-même) que les Russes faisaient gloire de ce que leur reprochaient les étrangers: d'un dévouement aveugle et sans bornes à la volonté du monarque, lors même que dans ses écarts les plus insensés, il foulait aux pieds toutes les lois de la justice et de l'humanité.»

Je regrette de n'oser multiplier ces curieuses citations; mais il faut choisir. Je me bornerai donc à copier encore ici la correspondance du Czar avec une de ses créatures, tome IX, page 264:

«Le khan de Crimée avait en son pouvoir Vassili Griaznoï, l'un des favoris de Jean, fait prisonnier par les Tatars dans une reconnaissance, près de Moloschnievody; il offrit de l'échanger contre Mouzza Divy, proposition que le Czar ne voulut pas accepter, bien qu'il plaignît le sort de Griaznoï, et qu'il lui écrivît des lettres amicales, dans lesquelles, selon son caractère, il ridiculisait les services de son favori malheureux. Tu as cru, lui disait-il, qu'il était aussi facile de faire la guerre aux Tatars que de plaisanter à ma table; ils ne sont pas comme vous autres. Ils ne s'endorment pas en pays ennemi, et ne répètent pas sans cesse: Il est temps de retourner chez nous!… Quelle singulière idée t'est venue de te faire passer pour un homme de marque! Il est vrai qu'obligé d'éloigner les perfides boyards qui nous entouraient, nous avons dû rapprocher de notre personne des esclaves comme toi de basse extraction: mais tu ne dois pas oublier ton père et ton aïeul. Oses-tu t'égaler à Divy? La liberté te rendrait un lit voluptueux, tandis qu'elle lui mettrait un glaive à la main contre les chrétiens. Il doit suffire que protégeant ceux de nos esclaves qui nous servent avec zèle, nous soyons prêts à payer une rançon pour toi.»

La réponse du serviteur est digne de la lettre du maître: la voici telle que Karamsin nous la rapporte: il y a là plus que la peinture du cœur d'un homme vil, on peut s'y faire une idée de l'espionnage exercé dès lors chez l'étranger par les Russes. Il en est peu sans doute qui seraient capables de commettre les crimes de Griaznoï, mais je ne puis m'empêcher de croire qu'il en est plusieurs qui écriraient des lettres pareilles, au moins pour le fond des sentiments, à celle de ce misérable; la voici:

«Mon seigneur, je n'ai pas dormi en pays ennemi: j'exécutais tes ordres, je recueillais des renseignements pour la sûreté de l'Empire; ne me fiant à personne et veillant jour et nuit, j'ai été pris couvert de blessures, au moment de rendre le dernier soupir, abandonné de mes lâches compagnons d'armes. J'exterminais au combat les ennemis du nom chrétien, et pendant ma captivité j'ai fait périr les traîtres Russes qui ont voulu te perdre: ils ont été secrètement immolés de ma main; et il n'en reste plus dans ces lieux un seul au nombre des vivants[39]. Je plaisantais à la table de mon souverain pour l'égayer; aujourd'hui je meurs pour DIEU et pour LUI. C'est par une grâce particulière du Très-Haut que je respire encore; c'est l'ardeur de mon zèle pour ton service qui me soutient, afin que je puisse retourner en Russie pour recommencer à divertir mon prince. Mon corps est en Crimée, mais mon âme est avec Dieu et Ta Majesté. Je ne crains pas la mort, je ne crains que ta disgrâce.»