Telle est la correspondance amicale du Czar avec sa créature.
Karamsin ajoute: «C'étaient des misérables de cette espèce qu'il fallait
à Jean pour son gouvernement, et, à ce qu'il croyait, pour sa sûreté.»
Mais tous les événements de ce règne prodigieux, prodigieux surtout par son calme et sa longue durée, s'effacent devant le plus épouvantable des forfaits.
Nous l'avons déjà dit: avili, tremblant au seul nom de la Pologne, Ivan cède à Batori, presque sans combat, la Livonie, province disputée depuis des siècles avec acharnement aux Suédois, aux Polonais, à ses propres habitants, et surtout à ses souverains conquérants, les chevaliers porte-glaive. La Livonie était pour la Russie la porte de l'Europe, la communication avec le monde civilisé; elle faisait depuis un temps immémorial l'objet de la convoitise des Czars et le but des efforts de la nation moscovite; dans un incompréhensible accès de terreur, le plus arrogant, et tout à la fois le plus lâche des princes, renonce à cette proie qu'il abandonne à l'ennemi, non pas à la suite d'une bataille désastreuse, mais spontanément, d'un trait de plume, et quoiqu'il se trouve encore riche d'une innombrable armée et d'un trésor inépuisable: or, écoutez la scène qui fut la première conséquence de cette trahison.
Le Czarewitch, le fils chéri d'Ivan IV, l'objet de toutes ses complaisances, qu'il formait à son image dans l'exercice du crime et dans les habitudes de la plus honteuse débauche, ressent quelque vergogne en voyant la déshonorante conduite de son père et de son souverain; il ne hasarde pas de remontrance, il connaît Ivan; mais, évitant avec soin toute parole qui pourrait ressembler à une plainte, il se borne à demander la permission d'aller combattre les Polonais.
«Ah! tu blâmes ma politique: c'est déjà me trahir, répond le Czar; qui sait si tu n'as pas dans le cœur la pensée de lever l'étendard de la révolte contre ton père?»
Là-dessus, enflammé d'une colère subite, il saisit son bâton ferré et il en frappe avec violence la tête de son fils; un favori veut retenir le bras du tyran; Ivan redouble; le Czarewitch tombe, blessé à mort!
Ici commence la seule scène attendrissante de la vie d'Ivan IV. Le pathétique en est au-dessus de la nature: il faudrait le langage de la poésie pour faire croire à des vertus si sublimes qu'elles en sont incompréhensibles.
Le prince eut une agonie de plus d'un jour: sitôt que le Czar vit qu'il venait de tuer de sa main ce qu'il avait de plus cher au monde, il tomba dans un désespoir sauvage aussi violent que sa colère avait été terrible: il se roulait dans la poussière en poussant des hurlements féroces, il mêlait ses larmes au sang de son malheureux fils, baisant ses plaies, invoquant le ciel et la terre pour lui conserver la vie qu'il venait de lui arracher, appelant à lui, médecins, sorciers et promettant trésors, honneurs, pouvoir à qui lui rendrait l'héritier de son trône, l'unique objet de sa tendresse… de la tendresse d'Ivan IV!!…
Tout est inutile! l'inévitable mort s'approche, le père a frappé: Dieu a jugé le père et le fils; le fils va mourir!!… Mais le supplice est long, Ivan apprendra une fois à souffrir de la douleur d'un autre.
La victime pleine de vie lutte pendant quatre jours entiers contre l'agonie.
Mais à quoi croyez-vous que ces quatre jours sont employés? comment croyez-vous que cet enfant perverti par son père, notez ce point, injustement soupçonné, injurié, tué par son père; comment croyez-vous qu'il se venge de la perte de toutes ses espérances en ce monde et des quatre jours de torture auxquels le ciel le condamne pour l'édification de la terre, et s'il est possible, pour la conversion de son bourreau?
Il passe ce temps d'épreuves à prier Dieu pour son père, à consoler ce père qui ne veut pas le quitter, à le justifier, à lui prouver, à lui répéter avec une délicatesse digne du fils d'un meilleur homme, que son châtiment, si sévère qu'il paraisse n'est point inique, car un fils qui blâme même dans le secret du cœur la conduite d'un père couronné, mérite de périr. La mort est là; ce n'est plus la peur qui parle, c'est la superstition, c'est la foi politique.
Quand les dernières crises approchent, l'infortuné ne pense plus qu'à voiler les horreurs de sa mort aux yeux de son assassin, qu'il vénère à l'égal du meilleur des pères et du plus grand des Rois; il supplie le Czar de s'éloigner.
Et lorsqu'au lieu de céder aux instances du mourant, Ivan dans le délire du remords se jette sur le lit de son fils, puis retombe à genoux par terre pour demander un tardif pardon à sa victime, ce héros de piété filiale retrouve dans le sentiment du devoir une puissance surnaturelle; déjà aux prises avec la mort, il s'arrête au passage, il se suspend un instant à la vie qu'il retient comme par miracle pour répéter avec plus d'énergie et de solennité qu'il est coupable, que sa mort est juste, qu'elle est trop douce; il parvient à déguiser l'agonie à force d'âme, d'amour filial et de respect pour la souveraineté; il cache à son père les tourments d'un corps où la jeunesse révoltée lutte terriblement contre la destruction. Le gladiateur tombe avec grâce, non par un vil orgueil, mais par un effort de charité, uniquement pour adoucir le remords dans le cœur de son coupable père. Il proteste jusqu'à son dernier souffle de sa fidélité, de sa soumission au souverain légitime de la Russie, et il meurt enfin en baisant la main qui l'a tué, en bénissant Dieu, son pays et son père.
Ici toute mon indignation se change en un étonnement pieux; j'admire les merveilleuses ressources de l'âme humaine qui peut remplir sa vocation divine, partout, en dépit des institutions et des habitudes les plus vicieuses… Mais je m'arrête effrayé devant ma pensée, car je sens venir la crainte que la servilité de l'esclave n'ait suivi le martyr dans son triomphe jusqu'aux portes du ciel.
Oh! non, la mort n'est pas flatteuse, pas même en Russie; non, non, cet exemple de vertu surnaturelle nous prouve seulement et c'est une belle chose à prouver, que l'action de la société la plus corrompue est insuffisante pour dénaturer les plans primitifs de la Providence et que l'homme qui, selon Platon, est un ange tombé, peut toujours devenir un saint.
Le Czarewitch expire hors de Moscou dans le repaire de la tyrannie appelé la Slobode Alexandrowsky.
Quelle tragédie! Jamais Rome païenne ni Rome chrétienne n'ont rien produit de plus noble que ces longs adieux du fils d'Ivan IV à son père.
Si les Russes ne savent pas être humains, ils savent quelquefois s'élever au-dessus de l'humanité. Ils font mentir le proverbe vulgaire: pouvant le plus, ils ne peuvent pas le moins.
Karamsin, plus sévère, révoque en doute la sincérité de la douleur du
Czar. Il est vrai qu'elle dura peu, mais je crois qu'elle fut véritable.
Quoi qu'il en soit, il faut le dire, cette épreuve n'adoucit pas le caractère du monstre qui continua jusqu'à la fin de ses jours à s'abreuver de sang innocent et à se vautrer dans la plus sale débauche.
Aux approches du trépas, il se fit porter plusieurs fois dans l'appartement qui renfermait ses trésors. Là, d'un regard éteint, il contemple avidement ses pierres précieuses: impuissantes richesses qui lui échappent avec la vie!
Après avoir vécu en bête féroce, on le voit mourir en satyre; outrageant, par un acte de lubricité révoltante, sa belle-fille elle-même, un ange de vertu, de pureté, la jeune et chaste épouse de son second fils Fedor, devenu, depuis la mort du Czarewitch Jean, l'héritier de l'Empire. Cette jeune femme s'approchait du lit du moribond pour le consoler à ses derniers moments;… mais soudain on la voit reculer et s'enfuir en jetant un cri d'épouvante.