Выбрать главу

Le papier de Nanette fut reçu comme les autres, et jeté dans un coin sur un rayon ouvert où se trouvaient des centaines de pétitions semblables. Il resta là quelque temps: à quoi tenait le sort des hommes à cette époque!!!

Un soir, trois jeunes gens, attachés à Legendre, et dont l'un s'appelait Rossigneux, j'ai oublié le nom des autres, entrèrent sans lumière, assez tard, dans le bureau, un peu échauffés par le vin; ils se mirent à courir les uns après les autres, à monter sur les tables, à se battre pour rire; enfin, à faire mille folies. Dans ce désordre, ils ébranlent les rayons du casier, un papier tombe. L'un des tapageurs le ramasse:

«Qu'as-tu trouvé là? disent les autres.

—Sans doute une pétition, répond Rossigneux.

—Oui; mais quel est le nom du prisonnier?»

On appelle quelqu'un; on demande de la lumière. Dans l'intervalle, les trois étourdis se jurent de faire signer la liberté de la personne désignée dans cette pétition, quelle qu'elle soit, de la faire signer le soir même par Legendre lorsqu'il rentrera, et d'annoncer à l'instant sa délivrance au détenu.

«Je le jure, fût-ce la liberté du prince de Condé, dit Rossigneux.

—Je le crois bien, répondent à la fois les deux autres en riant, il n'est pas prisonnier.»

On lit la pétition; c'est celle de ma mère dictée par Nanette, et apostillée par les ouvriers de Niderviller.

La scène que vous venez de lire lui fut racontée plus tard en détail.

«Quel bonheur, s'écrient les jeunes gens, la belle Custine, une seconde

Roland! Nous irons la tirer de prison tous les trois ensemble.»

Legendre rentre chez lui, pris de vin comme les autres, à une heure du matin; la mise en liberté de ma mère, présentée par trois étourdis, est signée par un homme ivre; et, à trois heures du matin, les jeunes gens, autorisés à se faire ouvrir la prison, frappent à la porte de sa chambre, aux Carmes. Elle logeait seule alors.

Elle ne voulut ni ouvrir sa porte, ni sortir de la maison.

Les jeunes gens eurent beau insister, et lui raconter le plus brièvement, mais le plus éloquemment possible, ce qui venait d'arriver, elle avait peur de monter en fiacre au milieu de la nuit avec des inconnus; elle pensait d'ailleurs que Nanette ne l'attendait pas à cette heure-là; elle résista donc aux instances de ses libérateurs, qui n'obtinrent que la permission de revenir la chercher à dix heures.

Ainsi, après huit mois d'une prison si périlleuse, elle prolongea volontairement sa détention de plusieurs heures.

Quand elle sortit des Carmes, ils lui racontèrent, avec beaucoup de détails, ce qui avait décidé sa mise en liberté, insistant sur chaque circonstance, afin de lui prouver qu'elle ne devait rien à personne. On faisait alors une espèce de trafic des libertés; une foule d'intrigants rançonnaient, après leur élargissement, les malheureux prisonniers, pour la plupart ruinés par la Révolution.

Une grande dame, alliée d'assez près à ma mère, n'eut pas honte de lui demander 30 000 fr. qu'elle avait dépensés, disait-elle, en corruptions pour obtenir sa sortie de prison. Ma mère répondit tout simplement par l'histoire de Rossigneux, et elle ne revit jamais sa parente.

Que retrouva-t-elle en rentrant chez elle? sa maison dévastée, les scellés encore apposés sur son appartement; ma bonne logée dans la cuisine avec moi, qui avais deux ans et demi, et qui étais resté sourd et imbécile à la suite de la maladie qui m'avait mis presque à la mort.

Ce que ma mère eut à souffrir lors de ce retour à la liberté brisa ses forces; elle avait résisté aux terreurs de l'échafaud en se résignant chaque soir à mourir avec courage; la grandeur du sacrifice soutenait son esprit et son corps, mais elle succomba à la misère. La jaunisse se déclara le lendemain de son retour chez elle. Cette maladie dura cinq mois; il lui en resta une affection du foie dont elle a souffert toute sa vie.

Ce mal contrastait d'une manière frappante avec le teint le plus frais et le plus éclatant que j'aie jamais vu.

Au bout de six mois, ma mère retrouva quelque argent; on lui rendit une très-petite partie des terres de son mari, non encore vendues. Nous étions alors guéris tous les deux.

«Avec quoi madame croit-elle qu'elle a vécu depuis sa sortie de prison? lui dit un jour Nanette.

—Je ne sais; j'étais malade. Tu auras vendu de l'argenterie?

—Il n'y en avait plus.

—Du linge, des bijoux?

—Il n'y avait plus rien.

—Eh bien! avec quoi?

—Avec l'argent que Jérôme, du fond de sa cachette, m'envoyait chaque semaine, y joignant l'ordre exprès de ne rien dire à madame; mais, à présent qu'elle peut le rendre, je dis ce qui est. J'en ai tenu note exactement: voici le compte.»

Ma mère eut le bonheur de sauver la vie à cet homme, proscrit avec les terroristes. Elle le cacha et l'aida à fuir en Amérique.

Lorsqu'il revint, sous le consulat, il avait fait, aux États-Unis, une petite fortune qu'il augmenta depuis, à Paris, par des spéculations de terrains et de maisons.

Ma mère le traitait comme un ami; ma grand'mère, madame de Sabran, et mon oncle, revenus de l'émigration, le comblèrent de marques de reconnaissance; toutefois, il n'a jamais voulu faire partie de notre société. Il disait à ma mère (je ne vous reproduis pas exactement son langage, car il était Bordelais, et sa conversation n'était qu'une suite de gros mots), mais il disait à peu près: «Je viendrai vous voir quand vous serez seule; lorsqu'il y aura du monde chez vous, je n'irai pas. Vos amis me regarderaient comme une bête curieuse; vous me recevriez par bonté, car je connais votre cœur; mais je serais mal à mon aise chez vous, et je ne veux pas de ça. Je ne suis pas né comme vous; je ne parle pas comme vous; nous n'avons pas eu la même éducation. Si j'ai fait pour vous quelque chose, vous avez fait tout autant pour moi: nous sommes quittes. La folie du temps nous a rapprochés un moment; nous aurons toujours le droit de compter l'un sur l'autre, mais nous ne pouvons nous entendre.»

Sa conduite a été jusqu'à la fin conséquente à ce langage. Ma mère est restée pour lui, en toute occasion, une amie fidèle et serviable; on m'a élevé dans des sentiments de reconnaissance envers lui; néanmoins, dans sa physionomie, dans ses manières, il y avait toujours quelque chose qui m'étonnait.

Il ne parlait jamais politique, ni religion; il avait une grande confiance en ma mère, à laquelle il racontait ses chagrins domestiques. Nous le voyions de temps en temps; j'étais encore enfant quand il mourut: c'était au commencement de l'Empire.

La première pensée que fait naître le souvenir des malheurs de cette jeune femme, et de la protection divine par laquelle elle échappa tant de fois au péril, c'est que Dieu la réservait sans doute à des joies qui la dédommageraient de tant d'épreuves. Hélas! ce n'est pas dans ce monde qu'elle les a trouvées.

Ne dirait-on pas qu'une créature ainsi poursuivie par le sort et protégée par le ciel, devait inspirer à tous les hommes une sorte de respect et le désir de lui faire oublier ce qu'elle avait souffert? Mais les hommes ne pensent qu'à eux-mêmes.