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«Moscou elle-même est prisonnière; en sortir sans son aveu est un crime capital. Ses citoyens ont ordre, sous peine de mort, d'être réciproquement leurs espions et leurs délateurs.

«Cependant, la principale victime est restée tremblante, isolée par tant de coups frappés autour d'elle. Pierre l'entraîne alors des prisons de Moscou dans celles de Pétersbourg.

«C'est là surtout qu'il se tourmente à torturer l'âme de son fils pour en extorquer jusqu'aux moindres souvenirs d'irritation, d'indocilité ou de rébellion; il les note chaque jour avec un horrible soin; s'applaudissant à chaque aveu, ajoutant les uns aux autres tous ces soupirs, toutes ces larmes, en dressant un détestable compte; s'efforçant enfin de composer un crime capital de toutes ces velléités, de tous ces regrets auxquels il prétend donner un poids dans la balance de sa justice[47].

«Puis, quand, à force d'interprétations, il croit avoir fait de rien quelque chose, il se hâte d'appeler l'élite de ses esclaves. Il leur dit son œuvre maudite; il leur en étale l'iniquité féroce et tyrannique avec une naïveté de barbarie, une candeur de despotisme qu'aveugle son droit de souverain absolu, comme s'il existait un droit hors de la justice, et que tout cédât à son but, qui, par bonheur, se trouvait grand et utile.

«Par là, il espère faire attribuer à la justice le sacrifice qu'il fait à sa politique. Il veut se justifier aux dépens de sa victime, et faire taire le double cri de sa conscience et de la nature qui l'importune.

«Après que, par cette longue accusation, ce maître absolu croit avoir irrévocablement condamné, il interpelle les siens. «Ils viennent d'entendre, s'est-il écrié, la longue déduction de crimes presque inouïs dans le monde, dont son fils est coupable contre lui, son père et son souverain. On sait assez que seul il aurait le droit de le juger; néanmoins, il vient leur demander leur secours; car il appréhende la mort éternelle, d'autant plus qu'il a promis le pardon à son fils, et qu'il le lui a juré sur les jugements de Dieu… C'est donc à eux à en faire justice, sans considération pour sa naissance, sans égard pour sa personne, afin que la patrie ne soit point lésée.» Il est vrai qu'à cet ordre clair et terrible, il a entremêlé ces mots grossièrement astucieux: «Qu'on doit prononcer, sans le flatter ni craindre sa disgrâce, si l'on décide que son fils ne mérite qu'une punition légère.»

«Les esclaves ont compris leur maître: ils voient quel est l'horrible secours qu'il leur demande. Aussi, les prêtres consultés n'ont-ils répondu que par des citations de leurs saints livres, choisissant en nombre égal celles qui condamnent et celles qui pardonnent, sans oser mettre de poids dans la balance, pas même cette foi jurée qu'ils craignent de rappeler.

«En même temps, les grands de l'État, au nombre de cent vingt-quatre, ont obéi. Ils ont prononcé la mort unanimement et sans hésiter; mais leur arrêt les condamne eux-mêmes bien plus que leur victime. On y voit les dégoûtants efforts de cette foule d'esclaves se tourmentant à effacer le parjure de leur maître; et comme leur lâche mensonge, s'ajoutant au sien, le fait ressortir davantage!

«Pour lui, il achève inflexiblement: rien ne l'arrête; ni le temps qui vient de s'écouler sur sa colère, ni ses remords, ni le repentir d'un infortuné, ni la faiblesse tremblante, soumise, suppliante! Enfin, tout ce qui, d'ordinaire, même entre ennemis étrangers, apaise et désarme, est sans effet sur le cœur d'un père pour son fils.

«Bien plus, comme il vient d'être son accusateur et son juge, il sera son bourreau. C'est le 7 juillet 1718, le lendemain même du jugement, qu'il va, suivi de tous ses grands, recevoir les dernières larmes de son fils, y mêler les siennes; et quand enfin on le croit attendri, il envoie chercher la forte potion que lui-même a fait préparer! Impatient, il en hâte l'arrivée par un second message; il la fait présenter devant lui comme un remède salutaire, et ne se retire, profondément triste, il est vrai[48], qu'après avoir empoisonné l'infortuné qui implorait encore son pardon. Puis il attribue la mort de sa victime, expirée quelques heures après dans d'affreuses convulsions, à la frayeur dont l'a frappée son arrêt! Il ne couvre toute cette horreur, aux yeux des siens, que de cette grossière apparence: il la juge suffisante à leurs mœurs brutales; leur commandant, au reste, le silence, et étant si bien obéi que, sans les Mémoires d'un étranger témoin, acteur même, dans cet horrible drame, l'histoire en eût à jamais ignoré les terribles et derniers détails.» (Histoire de Russie et de Pierre-le-Grand, par M. le général comte de Ségur. Livre X, chapitre III, pages 438, 439, 440, 441, 442, 443, 444.)

LETTRE VINGT-SEPTIÈME.

Club anglais.—Nouvelle visite au trésor du Kremlin.—Caractère particulier de l'architecture de Moscou.—Mot de madame de Staël.—Avantage des voyageurs obscurs.—Kitaigorod, ville des marchands.—Madone de Vivielski.—Miracles russes attestés par un Italien.—Groupe de Minine et Pojarski—Église de Vassili Blagennoï.—Manière dont le czar Ivan récompensa l'architecte.—Porte sainte.—Pourquoi on ne la passe point sans ôter son chapeau.—Avantage de la foi sur le doute.—Contraste de l'extérieur et de l'intérieur du Kremlin.—Cathédrale de l'Assomption.—Artistes étrangers.—Pourquoi on fut obligé de les appeler à Moscou.—Peintures à fresque.—Clocher de Jean-le-Grand.—Église du Sauveur dans les bois.—La grande cloche.—Couvent des Miracles et couvent de l'Ascension.—Tombeau de la Czarine Hélène, mère d'Ivan IV.—Intérieur du trésor.—Hiérarchie des couronnes et des trônes.—Couronne de Monomaque.—Couronne de Sibérie.—Couronne de Pologne.—Réflexions.—Vases ciselés.—Verreries rares.—Brancard de Charles XII.—Citation de Montaigne.—Singularité historique.—Parallèle entre les grands-ducs de Russie et les autres princes régnants de l'Europe à la même époque.—Carrosses de parade des Czars et du patriarche de Moscou.—Palais actuel de l'Empereur au Kremlin.—Divers palais.—Palais anguleux.—Caractère de son architecture.—Nouveaux travaux commencés au Kremlin par ordre de l'Empereur.—Profanation.—Faute de l'Empereur Pierre Ier et de l'Empereur Nicolas.—Où est la vraie capitale de l'Empire russe.—Ce que pourrait devenir Moscou.—Incendie du palais de Pétersbourg: avertissement du ciel.—Plan de Catherine II, repris en partie par Nicolas.—Vue qu'on a de la terrasse du Kremlin, le soir.—Coucher de soleil.—Souterrain ouvert.—Poussière de Moscou, la nuit.—La montagne des Moineaux.—Souvenirs de l'armée française.—Mot de l'Empereur Napoléon.—Danger d'être soupçonné d'héroïsme en Russie.—Lutte de médiocrité.—Responsabilité des maîtres absolus.—Rostopchin.—Il craint de passer pour un grand homme.—Sa brochure.—Conséquence qu'on en doit tirer.—Chute de Napoléon: son dernier résultat.—Louis XIV.—Phénomène historique.

Moscou, ce 11 août 1839, au soir.

L'inflammation de mon œil est diminuée, et je suis sorti de ma prison hier pour aller dîner au club anglais. C'est une espèce de salon de restaurateur où l'on ne peut être admis qu'à la demande d'un des membres de la société, laquelle est composée de personnes des plus distinguées de la ville. Cette institution assez nouvelle est imitée de l'Anglais, à l'instar de nos cercles de Paris. Je vous en parlerai une autre fois.