Dans l'état où la fréquence des communications a mis l'Europe moderne, on ne sait plus à quelle nation s'adresser pour trouver des mœurs originales, des habitudes qui soient l'expression vraie des caractères. Les usages adoptés récemment chez chaque peuple sont le résultat d'une foule d'emprunts: il résulte de cette triture de tous les caractères dans la mécanique de la civilisation universelle, une monotonie bien contraire au plaisir du voyageur; pourtant, à aucune époque, le goût des voyages ne fut plus répandu. C'est que la plupart des gens voyagent par ennui plus que par besoin de s'instruire. Je ne suis pas de ces voyageurs-là; curieux, infatigable, je reconnais chaque jour, à mes dépens, que les différences sont ce qu'il y a de plus rare en ce monde; les ressemblances font le désespoir du voyageur qu'elles réduisent au rôle de dupe, le plus difficile de tous à accepter précisément parce qu'il est le plus facile à jouer.
On voyage pour sortir du monde où l'on a passé sa vie; et l'on n'en peut pas sortir; le monde civilisé n'a plus de limites: c'est la terre. Le genre humain se refond, les langues s'effacent, les nations abdiquent, la philosophie réduit les religions à une croyance intérieure, dernier produit du catholicisme effacé, en attendant qu'il brille d'un nouvel éclat, et serve de base à la société future. Qui peut assigner le terme de ce remaniement du genre humain? Il est impossible de ne pas entrevoir ici un but providentiel. La malédiction de Babel touche à son terme, et les nations vont s'entendre malgré tout ce qui les a désunies.
Aujourd'hui j'ai recommencé mon voyage par une visite méthodique et détaillée au Kremlin sous la conduite de M***, à qui j'avais été recommandé; toujours le Kremlin! c'est pour moi tout Moscou, toute la Russie! le Kremlin c'est un monde! Mon domestique de place étant allé dès le matin au trésor prévenir le gardien, celui-ci nous attendait. Je croyais trouver un concierge comme tant d'autres; au lieu de cela nous avons été reçus par un officier, homme instruit et poli.
Le trésor du Kremlin fait à juste titre l'orgueil de la Russie; il pourrait tenir lieu de chronique à ce pays, c'est une histoire en pierres précieuses comme le Forum romanum était une histoire en pierres de taille.
Les vases d'or, les armures, les vieux meubles ne sont pas ici seulement pour être admirés; chacun de ces objets retrace quelque fait glorieux, singulier, digne de commémoration. Mais avant de vous décrire ou plutôt de vous indiquer rapidement les magnificences d'un arsenal qui n'a pas, je crois, son second en Europe, je veux vous faire suivre pas à pas le chemin par où l'on m'a conduit jusqu'à ce sanctuaire révéré des Russes, et justement admiré des étrangers.
En sortant de la grande Dmytriskoï pour me rendre au trésor, j'ai traversé, comme l'autre jour, plusieurs places où débouchent des rues montueuses, mais tirées au cordeau; puis arrivé en vue de la forteresse, j'ai passé sous une voûte que mon domestique de place m'a forcé d'admirer en faisant arrêter ma voiture d'autorité, sans juger seulement nécessaire de me consulter, tant l'intérêt qui s'attache à ce lieu est chose reconnue!!… Cette voûte forme le dessous d'une tour d'un aspect bizarre, comme tout ce qu'on aperçoit aux approches du vieux quartier de Moscou.
Je n'ai point vu Constantinople, mais je crois qu'après cette ville, Moscou est de toutes les capitales de l'Europe celle dont l'aspect général est le plus frappant. C'est la Byzance de terre ferme. Dieu merci, les places de la vieille capitale ne sont pas immenses comme celles de Pétersbourg, où Saint-Pierre de Rome se perdrait. À Moscou, les monuments sont moins espacés, et dès lors ils produisent plus d'effet. Le despotisme des lignes droites et des plans symétriques s'est vu gêné ici par l'histoire et par la nature; Moscou est surtout pittoresque. Le ciel, sans y être pur, prend une teinte argentée et brillante; des modèles de tous les genres d'architecture sont entassés là sans ordre et sans plan; aucun monument n'est parfait, néanmoins l'ensemble vous saisit, non d'admiration, mais d'étonnement. Les inégalités du sol multiplient les points de vue. Les églises avec leurs coupoles, dont le nombre varie et dépasse souvent de beaucoup le chiffre sacramental commandé aux architectes par l'orthodoxie, font scintiller dans l'air leurs magiques auréoles. Une multitude de pyramides dorées et de clochers en forme de minarets dessinent sur l'azur des profils reluisants de soleil; un pavillon oriental, un dôme indien vous transportent à Delhi; un donjon, une tourelle vous ramènent en Europe au temps des croisades; la sentinelle qui veille sur la tour de garde vous représente le muezzin invitant les fidèles à la prière; enfin, pour achever de confondre vos idées, la croix qui brille partout, avertissant le peuple de se prosterner devant le Verbe, semble tombée là du ciel au milieu de l'assemblée des nations de l'Asie pour les guider toutes ensemble dans l'étroite voie du salut: c'est devant ce poétique tableau, sans doute, que madame de Staël s'est écriée: Moscou est la Rome du Nord!
Le mot manque de justesse, car sous aucun rapport on ne pourrait établir un parallèle entre ces deux villes. C'est à Ninive, à Palmyre, à Babylone qu'on pense lorsqu'on entre à Moscou, non aux chefs-d'œuvre de l'art dans l'Europe païenne, ou chrétienne; l'histoire, la religion de ce pays ne reportent pas davantage vers Rome l'esprit du voyageur. Rome est plus étrangère à Moscou que Pékin; mais madame de Staël pensait à toute autre chose qu'à regarder la Russie lorsqu'elle a traversé ce pays pour aller en Suède et en Angleterre, faire la guerre du génie et des idées à l'ennemi de toute liberté de pensée, à Bonaparte. Elle se sera débarrassée en quelques paroles de sa tâche de grand esprit arrivant dans une contrée nouvelle. Le malheur des personnes célèbres qui voyagent, c'est qu'elles sont obligées de semer des mots derrière elles, et si elles s'obstinent à n'en pas dire, on leur en prête.
Je n'ai de confiance qu'aux relations des voyageurs inconnus; vous direz que je prêche pour mon saint; je ne m'en défends pas, mais du moins je profite de mon obscurité pour chercher et pour découvrir le vrai. Le bonheur de rectifier les préventions et les préjugés d'un esprit tel que le vôtre, et du petit nombre de ceux qui lui ressemblent, suffirait à ma gloire. Vous voyez que mon ambition est modeste; car rien n'est plus facile à corriger que les erreurs des hommes distingués. Il me semble que s'il en est quelques-uns qui ne haïssent pas le despotisme autant que je le hais, ils le haïront malgré ses pompes, et grâce à ses œuvres, après avoir lu le tableau véridique que j'offre à votre méditation.
La massive tour au pied de laquelle mon domestique de place m'a fait descendre de voiture, est percée pittoresquement de deux arches, elle sépare les murs du Kremlin, proprement dits, de leur continuation, qui sert d'enceinte au Kitaigorod, ville des marchands, autre quartier du vieux Moscou, fondé par la mère du Czar Jean Vassilievitch, en 1534. Cette date nous paraît nouvelle, mais elle est antique pour la Russie, le plus jeune des pays de l'Europe.
Le Kitaigorod, espèce d'annexe du Kremlin, est un immense bazar, un quartier, une ville toute percée de ruelles sombres et voûtées, ce qui les fait ressembler à des souterrains: ces catacombes marchandes ne sont rien moins qu'un cimetière; c'est une foire en permanence; labyrinthe de galeries, ces voûtes ressemblent un peu aux passages de Paris, quoiqu'elles aient moins d'élégance et d'éclat, et plus de solidité. Ce système de construction est motivé, il est conforme aux besoins du commerce sous ce climat: dans le Nord les rues couvertes remédient autant que possible aux inconvénients et aux rigueurs du ciel, pourquoi donc y sont-elles si rares? Les vendeurs et les acheteurs s'y trouvent à l'abri du vent, de la neige, du froid, et des inondations du dégel; au contraire, les légères colonnades à jour, les portiques aériens font là un contre-sens risible: au lieu des Grecs et des Romains les architectes russes auraient dû prendre pour modèles les taupes et les fourmis.