À chaque pas que vous faites dans Moscou vous rencontrez quelque chapelle vénérée par le peuple, et saluée par tout le monde. Ces chapelles ou ces niches renferment ordinairement une image de la Vierge, conservée sous verre et honorée d'une lampe qui brûle sans cesse. Ces châsses sont gardées par un vieux soldat. Les vétérans servent en Russie de suisses aux grands seigneurs, et de domestiques au bon Dieu. On en rencontre toujours quelques-uns à l'entrée de l'habitation des personnes riches dont ils gardent l'antichambre, et dans les églises, qu'ils balayent. La vie d'un vieux soldat russe qui ne serait recueilli ni par les riches ni par les prêtres, serait bien misérable. La pitié cachée est inconnue à ce gouvernement, qui lorsqu'il fait la charité bâtit des palais aux malades ou aux enfants; et les façades de ces pieux monuments attirent tous les regards.
Entre la double arcade de la tour est incrustée dans le pilier qui sépare ces deux passages la Vierge de Vivielski, ancienne image peinte dans le style grec, et très-vénérée à Moscou.
J'ai remarqué que toutes les personnes qui passaient devant cette chapelle, seigneurs, paysans, grandes dames, bourgeois et militaires s'inclinaient et faisaient de nombreux signes de croix; plusieurs, sans se contenter de cet hommage facile, s'arrêtaient; des femmes bien habillées se prosternaient jusqu'à terre devant la Vierge miraculeuse, et même elles touchaient de leur front humilié le pavé de la rue: des hommes qui n'étaient pas de simples paysans, s'agenouillaient et faisaient des signes de croix répétés jusqu'à la lassitude: ces actes religieux s'accomplissent en pleine rue avec une rapidité insouciante qui dénote plus d'habitude que de ferveur.
Mon domestique de place est Italien; rien de plus bouffon que le mélange de préjugés divers qui s'est opéré dans la tête de ce pauvre étranger, établi depuis un grand nombre d'années à Moscou, sa patrie adoptive; ses idées d'enfance, apportées de Rome, le disposent à croire à l'intervention des saints et de la Vierge, et sans se perdre dans des subtilités théologiques il prend pour bons, à défaut de mieux, les miracles des reliques et des images de l'Église grecque. Ce pauvre catholique devenu un adorateur zélé de la Vierge de Vivielski, me prouvait la toute-puissance de l'unanimité dans les croyances: cette unanimité, ne fût-elle qu'apparente, est d'un effet irrésistible. Il ne cessait de me répéter, avec sa loquacité italienne: «Signor, creda à me: questa madonna fa dei miracoli, ma dei miracoli veri, veri verissimi, non è come da noi altri; in questo paese tutti gli miracoli sono veri.»
Cet Italien, apportant la vivacité naïve et la bonhomie des gens de son pays dans l'Empire du silence et de la réserve, m'amusait parfaitement, en même temps qu'il m'épouvantait; quelle terreur politique révèle cette foi à une religion étrangère!
Un bavard en Russie, c'est un phénomène; cette rareté est précieuse à rencontrer: elle manque à chaque instant au voyageur opprimé par le tact et la prudence de tous les naturels du pays. Pour engager cet homme à parler, ce qui n'était pas difficile, je me hasardai à lui témoigner quelques doutes sur l'authenticité des miracles de sa vierge de Vivielski; j'aurais nié l'autorité spirituelle du pape que mon Romain n'eût pas été plus scandalisé.
En voyant ce pauvre catholique s'évertuer à me prouver le pouvoir surnaturel d'une peinture grecque, je pensais que ce n'est plus la théologie qui sépare les deux Églises. L'histoire des nations chrétiennes nous enseigne que la politique des princes a profité de l'opiniâtreté, de la subtilité et de la dialectique des prêtres pour envenimer les disputes religieuses.
Au sortir, de la voûte qui perce la tour au pilier de laquelle s'est nichée cette fameuse madone et sur une place de médiocre dimension, est un groupe en bronze, d'un très-mauvais style soi-disant classique. Je me crois dans un atelier de sculpture, au Louvre, sous l'Empire, chez un artiste du second ordre. Ce groupe représente sous la figure de deux Romains, Minine et Pojarski, les libérateurs de la Russie dont ils ont chassé les Polonais au commencement du XVIIe siècle: singuliers héros pour porter le manteau romain!!… Ces deux personnages sont très à la mode aujourd'hui. Plus loin, que vois-je devant moi? c'est la merveilleuse église de Vassili Blagennoï dont l'aspect m'avait tant frappé de loin que, depuis mon arrivée à Moscou, ce souvenir m'ôtait le repos. Le style de ce grotesque monument contraste d'une manière par trop bizarre avec les statues classiques des libérateurs de Moscou. Dans mes promenades, entreprises seul et au hasard, j'avais pénétré au Kremlin par des portes éloignées, de sorte que l'église à peau de serpent, autrement dite de la protection de la Vierge, monument vraiment russe, s'était toujours dérobée à mes investigations. Enfin la voilà devant moi, cette fois j'y entre, mais quel désenchantement!!… une quantité de coupoles bulbeuses dont pas une n'est semblable à l'autre, un plat de fruits, un vase de fayence de Delft rempli d'ananas tout piqués de croix d'or, une cristallisation colossale: il n'y a pas là de quoi faire un monument d'architecture: celui-ci perd son prestige à n'être pas vu de loin. Cette église est petite comme toute église russe, à bien peu d'exceptions près; la flèche informe ne brille que de loin, et malgré l'incompréhensible bariolage de ses couleurs, elle n'intéresse pas longtemps l'observateur attentif: deux rampes assez belles conduisent à l'esplanade sur laquelle l'édifice est construit: de cette terrasse on entre dans l'intérieur qui est resserré, mesquin, sans caractère. Cette œuvre impatientante a causé la perte de l'homme qui l'accomplit. Elle fut commandée en mémoire de la prise de Kazan, l'année 1554, par Ivan IV dit poliment le Terrible[49]. Ce prince que vous allez reconnaître, voulant, sans démentir son caractère, remercier dignement l'architecte d'avoir embelli Moscou, fit crever les yeux à ce pauvre homme sous prétexte qu'il ne voulait pas que ce chef-d'œuvre pût être reproduit ailleurs.
Si ce malheureux n'eût pas réussi sans doute il eût été empalé: son succès a surpassé l'attente du grand prince, aussi n'a-t-il perdu que les yeux: alternative qui ne laisse pas que d'être encourageante pour les artistes.
En quittant l'Église de la protection nous avons passé sous la porte sainte du Kremlin; et selon l'usage religieusement observé par les Russes, j'ai eu soin d'ôter mon chapeau avant d'entrer sous cette voûte qui n'est pas longue. Cet usage remonte à ce qu'on assure au temps de la dernière attaque des Calmoucks, qu'une intervention miraculeuse des saints protecteurs de l'Empire aurait empêchés de pénétrer dans la forteresse sacrée. Les saints ont eu leurs moments de distraction; mais ce jour-là ils veillaient, le Kremlin fut sauvé, et la Russie reconnaissante perpétue, par une marque de respect à chaque instant renouvelée, le souvenir de la divine protection dont elle se glorifie.
Il y a dans ces manifestations publiques d'un sentiment religieux plus de philosophie pratique que dans l'incrédulité des peuples qui se disent les plus éclairés de la terre, parce qu'après avoir usé et abusé des forces de l'intelligence, blasés qu'ils sont sur le vrai et le simple, ils doutent du but de l'existence, ils doutent de tout et s'en vantent pour encourager les autres à les imiter, comme si leur perplexité était bien digne d'envie!… Vous voyez, disent-ils, combien nous sommes à plaindre, imitez-nous donc!… Les esprits forts sont des esprits morts qui répandent autour d'eux la torpeur dont ils sont atteints; ces redoutables sages privent les nations de leurs mobiles d'activité sans pouvoir remplacer ce qu'ils détruisent, car l'avidité de la richesse et du plaisir n'inspire aux hommes qu'une agitation fébrile et passagère, comme leur courte vie, dont elle subit les phases. C'est le cours du sang plus que la lumière de la pensée qui guide les matérialistes dans leur marche indécise, et toujours contrariée par le doute, car la raison d'un homme de bonne foi, fût-il le premier de son pays, fût-il Gœthe, n'a pas encore atteint plus haut que le doute: or, le doute porte le cœur à la tolérance, mais il le détourne du sacrifice. Or, dans les arts, dans les sciences comme dans la politique, le sacrifice est la base de toute œuvre durable, de tout effort sublime. On n'en veut plus; on reproche au christianisme de prêcher l'abnégation: c'est blâmer la vertu. Les prêtres de Jésus-Christ ouvrent à la foule une route qui n'était connue et pratiquée que par les âmes d'élite!! Qui peut dire où vont les peuples guidés par de si dangereux instituteurs?