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Je ne me blase pas sur l'effet du Kremlin vu du dehors; ses bâtiments bizarres, ses prodigieux remparts, la multitude d'ogives, de voûtes, de vedettes, de clochers, d'assommoirs, de créneaux qu'on découvre à chaque pas qu'on fait autour de ce fabuleux monument; les dimensions prodigieuses de toutes ces choses, l'entassement de leurs masses, les déchirures des murailles, produisent sur mon imagination une impression toujours nouvelle. Les murs extérieurs inégalement dessinés, montant et descendant pour suivre les profondes et abruptes sinuosités des coteaux et des vallons, tant d'étages d'édifices d'un style étrange, portés les uns sur les autres, composent une décoration des plus originales et des plus poétiques qu'il y ait au monde; encore une fois, ce n'est pas à moi de vous montrer ces merveilles; les paroles me manquent pour en décrire l'effet: ce sont de ces choses dont les yeux seuls sont juges.

Mais comment vous peindre ma surprise lorsqu'en entrant dans l'intérieur de cette ville magique, je m'approchai du bâtiment moderne qu'on nomme le Trésor et que je vis devant moi un petit palais aux angles aigus, aux lignes roides, aux frontons grecs ornés de colonnes corinthiennes? Cette froide et mesquine imitation de l'antique à laquelle j'aurais dû être préparé, me parut si ridicule que je reculai de quelques pas, et que je demandai à mon compagnon la permission de retarder notre visite au Trésor sous prétexte d'aller admirer d'abord quelques églises. Depuis le temps que je suis en Russie, je devrais être fait à tout ce que le mauvais goût des architectes impériaux peut inventer de plus incohérent, mais cette fois la dissonance était trop criante, elle me frappa comme une nouveauté.

Nous avons donc commencé notre revue par une visite à la cathédrale de l'Assomption. Cette église possède une des innombrables peintures de la Vierge Marie que les bons chrétiens de tous les pays attribuent à l'apôtre saint Luc. L'édifice rappelle les constructions saxonnes et normandes plutôt que nos églises gothiques. Il est l'œuvre d'un architecte italien du XVe siècle; cet artiste fut appelé à Moscou par un des grands princes parce que les Russes d'alors ne pouvaient se passer du secours des étrangers pour bâtir. Cette église avait croulé plusieurs fois sur les ignorants ouvriers employés à la construire par de plus ignorants architectes; enfin après deux années d'essais infructueux tentés par des artistes moscovites, on eut recours aux Italiens; celui qui fut appelé à Moscou n'a servi qu'à rendre l'œuvre solide; pour le style des ornements, il s'est soumis au goût du pays. Les voûtes sont élevées, les murs épais et l'ensemble de l'édifice est confus, sans grandeur, ni clarté, ni beauté.

J'ignore la règle prescrite par l'Église grecque-russe relativement au culte des images; mais en voyant cette église entièrement ornée de peintures à fresque, de mauvais goût, et dessinées dans le style roide et monotone qu'on appelle le style grec moderne, parce que les modèles en étaient à Byzance, je me demande quelles sont donc les figures, quels sont donc les sujets qu'il est défendu de représenter dans les églises russes? apparemment on ne bannit de ces pieux asiles que les bons tableaux.

En passant devant la Vierge de saint Luc, mon cicerone italien m'a bien assuré qu'elle est authentique; il ajoutait avec la foi d'un mugic: «Signore, signore, è il paese dei miracoli…» «C'est le pays des miracles!…» Je le crois bien, la peur est le premier des thaumaturges! Quel curieux voyage que celui qui vous reporte en quinze jours à l'Europe d'il y a quatre cents ans! Et encore, chez nous, au moyen âge, l'homme sentait mieux sa dignité qu'il ne la sent aujourd'hui en Russie. Des princes aussi rusés, aussi faux que les héros russes du Kremlin n'auraient jamais été surnommés grands chez nous.

L'ichonostase de cette cathédrale est magnifiquement peint et doré depuis le pavé de l'église jusqu'au plus haut des voûtes. L'ichonostase est une cloison, un panneau élevé dans les églises grecques, entre le sanctuaire toujours caché par des portes et la nef de l'église, où se tiennent les fidèles; cette séparation monte ici jusqu'au faîte de l'édifice: elle est décorée magnifiquement. L'église à peu près carrée, très-haute, est si petite qu'en la parcourant, on croit marcher en long et en large dans le fond d'un cachot.

Cette cathédrale renferme les tombeaux de beaucoup de patriarches; il s'y trouve aussi des châsses très-riches et des reliques fameuses apportées de l'Asie; vu en détail, le monument n'est rien moins que beau; mais dans son ensemble, il a quelque chose d'imposant. À défaut d'admiration, on y est saisi de tristesse: c'est beaucoup; la tristesse dispose l'âme aux sentiments religieux: à qui recourir quand on souffre? Mais dans les grands monuments élevés par l'Église catholique, il y a plus que la tristesse chrétienne, il y a le chant de triomphe de la foi victorieuse.

La sacristie renferme des curiosités qu'il serait trop ennuyeux de vous décrire ici: n'attendez pas de moi une liste des richesses de Moscou, pas plus qu'un catalogue de ses monuments. Tout cela est curieux à voir en masse, mais insipide à peindre en détail. Je vous dis ce qui me frappe; pour le reste, je vous renvoie à Laveau et à Schnitzler, et surtout à nos successeurs qui feront mieux que moi. De nouveaux voyageurs ne peuvent tarder à explorer la Russie, car ce pays ne saurait rester longtemps aussi mal connu qu'il l'est.

Le clocher de Jean-le-Grand, Ivan Velikoï, est renfermé dans l'enceinte du Kremlin. C'est l'édifice le plus élevé de la ville; sa coupole, selon l'usage russe, est dorée en or de ducats. Nous avons passé devant cette riche tour de bizarre construction, et qui fait l'objet de la vénération des paysans moscovites. Tout est saint à Moscou, tant il y a de puissance de respect dans le cœur du peuple russe!

On m'a montré en passant l'église de Spassnaborou (du Sauveur dans les bois), la plus ancienne de Moscou; puis une cloche dont il manque un morceau, la plus grosse cloche du monde, à ce que je crois, qui est posée à terre et qui fait coupole à elle toute seule; cette cloche fut refondue, dit-on, après un incendie qui l'avait fait tomber, sous le règne de l'Impératrice Anne. M. de Montferrand, l'architecte français qui bâtit en ce moment l'église de Saint-Isaac, à Saint-Pétersbourg, est parvenu à tirer cette cloche du terrain où elle s'était à demi enfoncée. Le succès de cette opération, qui a exigé plusieurs essais et coûté beaucoup d'argent, a fait honneur à notre compatriote.

Nous avons encore visité deux couvents, toujours dans l'enceinte du Kremlin, celui des Miracles qui renferme deux églises avec des reliques de saints, et le couvent de l'Ascension où se trouvent les tombeaux de plusieurs Czarines, entre autres celui d'Hélène, la mère de Jean-le-Terrible; elle était digne de lui; impitoyable comme son fils, elle n'avait que de l'esprit; quelques-unes des épouses de ce prince sont également enterrées là. Les églises du couvent de l'Ascension étonnent les étrangers par leur richesse.