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Enfin j'ai pris sur moi d'affronter les péristyles grecs, les colonnades corinthiennes du Trésor, et bravant, les yeux fermés, ces dragons du mauvais goût, je suis monté dans l'arsenal glorieux où se trouvent rangés comme dans un cabinet de curiosités les monuments historiques les plus intéressants de la Russie.

Quelle collection d'armures, de vases, et de bijoux nationaux! quelle profusion de couronnes et de trônes réunis dans une seule enceinte! La manière dont ces objets sont rangés ajoute à l'impression qu'ils produisent. On ne peut s'empêcher d'admirer le goût de décoration, et plus que cela l'intelligence politique, qui ont présidé à la disposition tant soit peu orgueilleuse de tant d'insignes et de trophées; mais l'orgueil patriotique est le plus légitime de tous les orgueils. On pardonne à la passion qui aide à remplir tant de devoirs. Il y a là une idée profonde dont les choses ne sont que le symbole.

Les couronnes sont posées sur des coussins portés par des piédestaux, et les trônes rangés près des murs sont exhaussés sur autant d'estrades. Il ne manque à cette évocation du passé que la présence des hommes pour qui toutes ces choses furent faites. Leur absence vaut un sermon sur la vanité des choses humaines. Le Kremlin sans ses Czars: c'est un théâtre sans lumière et sans acteurs.

La plus respectable, sinon la plus imposante des couronnes, est celle de

Monomaque; elle lui fut apportée de Byzance à Kiew en 1116.

Une autre couronne est également attribuée à Monomaque, quoique plusieurs la regardent comme plus ancienne encore que le règne de ce prince.

Viennent ensuite couronnes sur couronnes, mais qui toutes sont subordonnées à la couronne Impériale. On compte dans cette constellation royale les couronnes des royaumes de Kazan, d'Astrakan, de Géorgie: la vue de ces satellites de la royauté maintenus à une distance respectueuse de l'étoile qui les domine tous est singulièrement imposante: tout fait emblème en Russie, c'est un pays poétique… poétique comme la douleur! quoi de plus éloquent que les larmes qui coulent en dedans et retombent sur le cœur? La couronne de Sibérie se trouve parmi tant d'autres couronnes; celle-ci est de fabrique russe, c'est un insigne imaginaire qui fut déposé là comme pour mentionner un grand fait historique accompli par des aventuriers commerçants et guerriers sous le règne d'Ivan IV, époque d'où date non la découverte, mais la conquête de la Sibérie. Toutes ces couronnes sont couvertes des pierres les plus précieuses et les plus énormes du monde. Les entrailles de cette terre de désolation se sont ouvertes pour fournir un aliment à l'orgueil du despotisme dont elle est l'asile.

Le trône et la couronne de Pologne font partie de ce superbe firmament impérial et royal… Tant de joyaux renfermés dans un petit espace brillaient à mes regards comme la roue d'un paon. Quelle vanité sanglante! me répétais-je tout bas à chaque nouvelle merveille devant laquelle mes guides me forçaient de m'arrêter…

Les couronnes de Pierre Ier, de Catherine Ire et d'Élisabeth m'ont surtout frappé: que d'or, de diamants… et de poussière!!! Les globes Impériaux, les trônes, les sceptres, tout est réuni là pour attester la grandeur des choses, le néant des hommes, et quand on pense que ce néant s'étend jusqu'aux empires, on ne sait plus à quelle branche s'accrocher sur le torrent du temps.

Comment s'attacher à un monde où la forme est la vie et où nulle forme ne dure? Si Dieu n'eût pas fait un paradis il se serait trouvé des âmes d'une trempe assez forte pour remplir cette lacune de la création… La pensée platonique d'un monde immuable et purement spirituel, type idéal de tous les univers, équivaut pour moi à l'existence même d'un tel monde. Comment pourrions-nous croire que Dieu fût moins fécond, moins riche, moins puissant et moins équitable que le cerveau de l'homme? Notre imagination dépasserait les bornes de l'œuvre du Créateur, de qui nous tenons la pensée. Ah!… c'est impossible… cela implique contradiction. On a dit que c'est l'homme qui crée Dieu à son image: oui, comme un enfant fait la guerre avec des soldats de plomb; mais ce jeu ne suffit-il pas pour servir de preuve à l'histoire? Sans Turenne, sans Frédéric II et Napoléon, nos enfants s'amuseraient-ils à figurer des batailles?

Les vases ciselés à la manière de Benvenuto Cellini, les coupes ornées de pierreries, les armes, les armures, les étoffes précieuses, les broderies rares, les verreries de tous les pays et de tous les siècles abondent dans cette merveilleuse collection, dont un vrai curieux ne terminerait pas l'inventaire en une semaine. J'ai vu là, outre les trônes ou fauteuils de tous les princes russes de tous les siècles, les caparaçons de leurs chevaux, leurs vêtements, leurs meubles; et ces choses plus ou moins riches, plus ou moins rares éblouissaient mes yeux. Je vous fais penser aux palais des Mille et une Nuits, tant mieux, je n'ai plus que ce moyen de vous décrire un séjour fabuleux, si ce n'est enchanté.

Mais ici l'intérêt de l'histoire ajoute encore à l'effet de tant de merveilles: combien de faits curieux ne sont-ils pas enregistrés là pittoresquement, et attestés par de vénérables reliques!… Depuis le casque ouvragé de saint Alexandre Newski jusqu'au brancard qui portait Charles XII à Pultawa, chaque objet vous rappelle un souvenir intéressant, un fait singulier. Ce trésor est le véritable album des géants du Kremlin.

En terminant l'examen de ces orgueilleuses dépouilles du temps, je me suis rappelé, comme par inspiration, un passage de Montaigne que je vous copie, pour compléter par un contraste curieux cette description des magnificences du trésor moscovite. Vous savez que je ne voyage jamais sans Montaigne:

«Le duc de Moscovie debvoit anciennement cette révérence aux Tartares quand ils envoyoient vers lui des ambassadeurs qu'il leur alloit au-devant à pied et leur présentoit un gobeau de laict de jument (breuvage qui leur est en délices) et si, en buvant, quelque goutte en tomboit sur le crin de leurs chevaulx il estoit tenu de la leicher avec la langue[50].

«En Russie, l'armée que l'Empereur Bajazet y avoit envoyée feut accablée d'un si horrible ravage de neige que pour s'en mettre à couvert et sauver du froid plusieurs s'avisèrent de tuer et esventrer leurs chevaulx pour se jecter dedans et jouir de la chaleur vitale.»

Je cite ce dernier trait parce qu'il rappelle l'admirable et terrible description que M. de Ségur fait du champ de bataille de la Moskowa, dans son Histoire de la campagne de Russie. Voyez aussi pour confirmer la citation de Montaigne, le même trait de servilité, rapporté par le même M. de Ségur dans son Histoire de Russie et de Pierre-le-Grand.

L'Empereur de toutes les Russies, avec tous ses trônes, avec toutes ses fiertés, n'est cependant que le successeur de ces mêmes grands-ducs que nous voyons si humiliés au XVIe siècle; encore ne leur a-t-il succédé que par des droits contestables; car sans parler de l'élection des Troubetzkoï, annulée par les intrigues de la famille Romanow et de ses amis, les crimes de plusieurs générations de princes ont seuls pu faire arriver au trône les enfants de Catherine II. Ce n'est donc pas sans motif qu'on cache l'histoire de Russie aux Russes, et qu'on voudrait la cacher au monde. Certes, la rigidité des principes politiques d'un prince assis sur un trône ainsi fondé n'est pas une des moindres singularités de l'histoire de ce temps-ci.