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À l'époque où les grands-ducs de Moscou portaient à genoux le joug honteux qui leur était imposé par les Mongols, l'esprit chevaleresque florissait en Europe, surtout en Espagne où le sang coulait par torrents pour l'honneur et l'indépendance de la chrétienté. Je ne crois pas que malgré la barbarie du moyen âge, on eût trouvé dans l'Europe occidentale un seul Roi capable de déshonorer la souveraineté en consentant à régner d'après les conditions imposées aux grands-ducs de Moscovie aux XIIIe, XIVe et XVe siècles par leurs maîtres les Tatars. Plutôt perdre la couronne que d'avilir la majesté royale: voilà ce qu'eût dit un prince français, espagnol, ou tout autre Roi de la vieille Europe. Mais en Russie la gloire est de fraîche date comme tout le reste. Le temps qu'a duré l'invasion a divisé l'histoire de ce pays en deux époques distinctes; l'histoire des Slaves indépendants et l'histoire des Russes façonnés à la tyrannie par trois siècles d'esclavage. Et ces deux peuples n'ont à vrai dire de commun que le nom avec les anciennes tribus réunies en corps de nation par les Varègues.

Au rez-de-chaussée du palais du Trésor, on m'a montré les voitures de parade des Empereurs et des Impératrices de Russie; le vieux carrosse du dernier patriarche se trouve aussi parmi cette collection, plusieurs des glaces de ce coche sont en corne; c'est une vraie relique, et ce n'est pas l'un des objets les moins curieux de l'orgueilleux garde-meuble historique du Kremlin.

On m'a fait voir le petit palais qu'habite l'Empereur lorsque ce prince vient au Kremlin, et je n'y ai trouvé rien qui me parût digne de remarque, si ce n'est un tableau de la dernière élection d'un roi de Pologne. Cette turbulente diète, qui mit Poniatowski sur le trône et la Pologne sous le joug, a été curieusement représentée par un peintre français dont je n'ai pu savoir le nom.

D'autres merveilles m'attendaient ailleurs: j'ai visité le sénat, les palais Impériaux, l'ancien palais du patriarche, qui n'ont d'intéressant que leurs noms; et enfin le petit palais anguleux qui est un bijou et un joujou; cette construction rappelle un peu les chefs-d'œuvre de l'architecture mauresque, elle brille par son élégance au milieu des lourdes masses qui l'environnent: on dirait d'une escarboucle enchâssée dans des pierres de taille; ce palais est à plusieurs étages dont les inférieurs sont plus vastes que ceux qu'ils supportent: ce qui multiplie les terrasses et donne à l'édifice entier une forme pyramidale d'un effet très-pittoresque. Chaque étage s'élève en retraite sur l'étage inférieur, et le dernier, qui forme la pointe de la pyramide, n'est qu'un petit pavillon. À chacun de ces étages, des carreaux de faïence vernissés à la manière des Arabes, dessinent les lignes d'architecture avec beaucoup de goût et de précision; l'intérieur vient d'être remeublé, vitré, colorié, restauré en entier non sans intelligence.

Vous dire le contraste produit par tant d'édifices divers entassés sur un seul point qui fait le centre d'une ville immense; et au milieu de cette confusion vous peindre l'effet de ce petit palais nouvellement reconstruit, mais dont les ornements sont d'un style ancien approchant du gothique et mélangé d'arabe, c'est impossible: ici des temples grecs, là des forts gothiques, plus loin des tours indiennes, des pavillons chinois, le tout bizarrement enchâssé dans une enceinte fermée par des murailles cyclopéennes: voilà ce qu'il faudrait vous montrer d'un mot comme on l'aperçoit d'un coup d'œil.

Les paroles ne peignent les objets que par les souvenirs qu'elles rappellent: or, aucun de vos souvenirs ne peut vous servir à vous figurer le Kremlin. Il faut être Russe pour comprendre une pareille architecture.

L'étage inférieur de ce petit chef-d'œuvre est presque entièrement occupé par une voûte énorme portée sur un seul pilier qui fait le milieu de la pièce. C'est la salle du trône, les Empereurs s'y rendent au sortir de l'église après leur couronnement. Là, tout rappelle les magnificences des anciens Czars et l'imagination est forcée de se reporter aux règnes des Ivan, des Alexis: c'est vraiment moscovite. Les peintures toutes nouvelles qui recouvrent les murs de ce palais m'ont paru d'assez bon goût: l'ensemble rappelle les dessins que j'ai vus de la tour de porcelaine à Pékin.

Ce groupe de monuments fait du Kremlin une des décorations les plus théâtrales du monde: mais aucun des édifices entassés l'un sur l'autre dans ce forum russe ne supporterait l'examen, pas plus que ceux qui se trouvent dispersés dans le reste de la ville. À la première vue, Moscou produit un effet prodigieux; ce serait la plus belle des villes pour un porteur de dépêches qui passerait au galop le long des murs de toutes ses églises, de ses couvents, de ses palais et de ses châteaux forts, constructions qui sont loin d'être d'un goût pur, mais qu'au premier coup d'œil on prend pour le séjour d'êtres surnaturels.

Malheureusement, on bâtit aujourd'hui au Kremlin un nouveau palais, afin de rendre plus commode l'ancienne habitation de l'Empereur; mais s'est-on demandé si cette amélioration impie ne gâtera pas l'ensemble, unique au monde, des anciens édifices de la forteresse sainte? L'habitation actuelle du souverain est mesquine, j'en conviens, mais pour remédier à cet inconvénient on entame les édifices les plus respectables du vieux sanctuaire nationaclass="underline" c'est une profanation. À la place de l'Empereur j'aurais suspendu mon nouveau palais dans les airs plutôt que d'abattre une pierre des vieux remparts du Kremlin.

Un jour à Saint-Pétersbourg lorsqu'il me parla de ces travaux, ce prince me dit qu'ils embelliraient Moscou: j'en doute, pensais-je: c'est comme si l'on voulait orner l'histoire. Certes l'architecture de l'ancienne forteresse n'était guère conforme aux règles de l'art: mais elle était l'expression des mœurs, des actes et des idées d'un peuple et d'un temps que le monde ne reverra plus; c'était sacré, comme l'irrévocable. Il y avait là le sceau d'une puissance supérieure à l'homme: la puissance du temps. Mais en Russie l'autorité touche à tout. L'Empereur qui sans doute vit sur ma figure une expression de regret, me quitta en m'assurant que son nouveau palais serait beaucoup plus vaste et plus conforme aux besoins de sa cour que ne l'était l'ancien. Cette raison répond à tout dans un pays comme celui-ci.

En attendant que la cour soit mieux logée, on englobe dans l'enceinte du nouveau palais la petite église du Sauveur dans les bois. Ce vénérable sanctuaire, le plus ancien du Kremlin et de Moscou, je crois, va donc disparaître sous les belles murailles unies et blanches dont on l'entourera, au grand regret des amateurs d'antiquités et de points de vue pittoresques.

Au surplus, cette profanation se commet avec un respect dérisoire qui me la rend plus odieuse: on se vante de laisser debout le vieux monument: c'est-à-dire qu'il ne sera pas rasé, mais qu'il sera enterré vif dans un palais. Tel est le moyen employé ici pour concilier le culte officiel du passé avec la passion du comfort nouvellement importée d'Angleterre. Cette manière d'embellir la ville nationale des Russes est tout à fait digne de Pierre-le-Grand. Ne suffisait-il pas que le fondateur de la nouvelle capitale eût abandonné l'ancienne? Voilà que ses successeurs la démolissent sous prétexte de l'orner.

L'Empereur Nicolas pouvait acquérir une gloire personnelle; au lieu de se traîner sur la route tracée par un autre, il n'avait qu'à quitter le palais d'hiver brûlé à Pétersbourg, et revenir fixer à jamais la résidence Impériale dans le Kremlin tel qu'il est; puis, pour les besoins de sa maison, pour les grandes fêtes de la cour, il eût bâti hors de l'enceinte sacrée tous les palais qu'il aurait cru nécessaires. Par ce retour il eût réparé la faute du Czar Pierre, qui, au lieu d'entraîner ses boyards dans la salle de spectacle qu'il leur bâtissait sur la Baltique, eût pu et dû les civiliser chez eux, en profitant des admirables éléments que la nature avait mis à leur portée et à sa disposition; éléments qu'il a méconnus avec un dédain, avec une légèreté d'esprit indignes d'un homme supérieur comme il l'était sous certains rapports. Aussi, à chaque pas que l'étranger fait sur la route de Pétersbourg à Moscou, la Russie, avec son territoire sans bornes, avec ses immenses ressources agricoles, grandit dans son esprit autant que Pierre-le-Grand rapetisse. Monomaque, au XIe siècle, était un prince vraiment russe; Pierre Ier, au XVIIIe, grâce à sa fausse méthode de perfectionnement, n'est qu'un tributaire de l'étranger, un singe des Hollandais, un imitateur de la civilisation qu'il copie avec la minutie d'un sauvage.