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Si je voyais jamais le trône de Russie majestueusement replacé sur sa véritable base, au centre de l'Empire russe, à Moscou; si Saint-Pétersbourg, laissant ses plâtres et ses dorures retomber en poussière dans le marais ruineux où on les apporta, redevenait ce qu'il aurait dû être toujours, un simple port de guerre en granit, un magnifique entrepôt de commerce entre la Russie et l'Occident, tandis que, d'un autre côté, Kazan et Nijni serviraient d'échelles entre la Russie et l'Orient; je dirais: la nation slave, triomphant par un juste orgueil de la vanité de ses guides, vit enfin de sa propre vie, elle mérite d'atteindre au but de son ambition; Constantinople l'attend: là les arts et la richesse récompenseront naturellement les efforts d'un peuple appelé à devenir d'autant plus grand, plus glorieux, qu'il fut plus longtemps obscur et résigné.

Se figure-t-on la majesté d'une capitale assise au centre d'une plaine de plusieurs milliers de lieues; d'une plaine qui va de la Perse à la Laponie, d'Astrakan et de la mer Caspienne jusqu'à l'Oural, et à la mer Blanche avec son port d'Archangel? puis en redescendant vers les contrées plus naturellement habitables, elle borde la mer Baltique où se trouvent Saint-Pétersbourg et Kronstadt, les deux arsenaux de Moscou; enfin elle s'étend vers l'ouest et le sud, depuis la Vistule jusqu'au Bosphore; là les Russes sont attendus; Constantinople sert de porte de communication entre Moscou, la ville sainte des Russes, et le monde!!… Certes, la majesté de cette ville Impériale avec toutes ses succursales situées vers les quatre points du ciel, serait imposante entre toutes les puissances de ce monde et justifierait le superbe emblème des couronnes du trésor gardé au Kremlin.

L'Empereur Nicolas, malgré son grand sens pratique et sa profonde sagacité, n'a pas discerné le meilleur moyen d'atteindre un tel but: il vient de temps en temps se promener au Kremlin; ce n'est pas suffisant; il aurait dû reconnaître la nécessité de s'y fixer; s'il l'a reconnue, il n'a pas eu la force de se résigner à un tel sacrifice: c'est une faute. Sous Alexandre, les Russes ont brûlé Moscou pour sauver l'Empire; sous Nicolas, Dieu a brûlé le palais de Pétersbourg pour avancer les destinées de la Russie: et Nicolas n'a pas répondu à l'appel de la Providence. La Russie attend encore!… Au lieu de s'enraciner comme un cèdre dans le seul terrain qui lui soit propre, il remue, il bouleverse ce sol pour y bâtir des écuries et un palais. Il veut, dit-il, se loger plus commodément pendant ses voyages, et dans cet intérêt misérable, il oublie que chaque pierre de la forteresse nationale est un objet de vénération pour les vrais Moscovites, ou du moins, qu'elle devrait l'être. Ce n'était pas à lui, souverain superstitieusement obéi de son peuple, d'ébranler par un sacrilége le respect des Moscovites pour le seul monument vraiment national qu'ils possèdent. Le Kremlin est l'œuvre du génie russe; mais cette merveille irrégulière, pittoresque, l'orgueil de tant de siècles, va subir enfin le joug de l'art moderne; c'est encore le goût de Catherine II qui règne sur la Russie.

Cette femme qui, malgré l'étendue de son esprit, ne connaissait rien aux arts ni à la poésie, non contente d'avoir couvert l'Empire de monuments informes, copiés d'après les chefs-d'œuvre de l'antiquité, a laissé un plan pour rendre plus régulière la façade du Kremlin; et voilà que son petit-fils exécute en partie ce projet monstrueux: des surfaces planes et blanches, des lignes roides, des angles droits remplacent les pleins et les vides où se jouaient les ombres et la lumière; les terrasses, les escaliers extérieurs, les rampes, les admirables saillies et les renfoncements, sources de contrastes et de surprises qui plaisaient à l'œil et faisaient rêver l'esprit: ces murailles peintes, ces façades incrustées de tuiles mauresques, ces palais de faïence de Delft dont l'aspect parlait à l'imagination, vont disparaître. Qu'on les démolisse, qu'on les enterre ou qu'on les regrette, peu importe, ils feront place à de belles murailles bien lisses, à de belles baies de fenêtres bien carrées et à de grandes portes cérémonieuses;… non, Pierre-le-Grand n'est pas mort; des Asiatiques enrégimentés sous leur chef, voyageur comme lui, comme lui imitateur de l'Europe, qu'il continue de copier tout en affectant de la dédaigner, poursuivent leur œuvre de barbarie, soi-disant de civilisation, trompés qu'ils sont par la parole d'un maître qui a pris pour devise l'uniformité et pour emblème l'uniforme.

Il n'y a donc pas d'artistes en Russie; il n'y a pas d'architectes: tout ce qui conserve quelque sentiment du beau devrait se jeter aux pieds de l'Empereur et lui demander la grâce de son Kremlin. Ce que l'ennemi n'a pu faire l'Empereur l'accomplit: il détruit les saints remparts dont les mines de Bonaparte ont à peine fait sauter un coin.

Et moi qui suis venu au Kremlin pour voir gâter cette merveille historique, j'assiste à l'œuvre impie sans oser jeter un seul cri de douleur, sans demander au nom de l'histoire, au nom des arts et du goût le salut des vieux monuments condamnés à disparaître sous les conceptions avortées de l'architecture moderne. Je proteste, mais tout bas contre ce crime de lèse-nationalité, de lèse-bon goût, contre ce mépris de l'histoire; et si quelques hommes des plus spirituels et des plus savants qu'il y ait ici osent m'écouter, voici ce qu'ils m'osent répondre: «L'Empereur, disent-ils imperturbablement, veut que sa nouvelle résidence soit plus convenable que ne l'était l'ancienne; de quoi vous plaignez-vous?» (convenable est le mot sacramentel du despotisme russe.) «Il a ordonné qu'elle fût rebâtie à la place même du palais de ses ancêtres? il n'y aura rien de changé.»

Et voilà le courage que la peur donne aux esprits les plus distingués: le courage de l'absurde!! Je suis prudent et ne réplique rien, parce que je suis étranger et partant plus indifférent que ne le doit être un homme du pays. Mais moi Russe, je défendrais pierre à pierre les vieux murs, les tours magiques de la forteresse des Ivan et je préférerais le cachot sous la Néva, ou l'exil, à la honte de rester muet complice de ce vandalisme Impérial!!… Le martyr du bon goût aurait encore une place honorable au-dessous des martyrs de la foi: les arts sont une religion, et de nos jours ce n'est pas la moins puissante ni la moins révérée.

La vue qu'on a du haut de la terrasse du Kremlin est magnifique: c'est surtout le soir qu'il faut l'admirer; je viens de retourner seul au pied du clocher de Jean-le-Grand, la tour Velikoï, la plus élevée du Kremlin, et je crois de Moscou; de là j'ai vu coucher le soleil, et j'y reviendrai souvent, car rien ne m'intéresse à Moscou comme le Kremlin.

Les plantations nouvelles dont depuis quelques années on a entouré la plus grande partie de ses remparts sont un ornement de fort bon goût. Elles embellissent la ville marchande, ville toute moderne et en même temps elles encadrent l'Alcazar des vieux Russes. Les arbres ajoutent à l'effet pittoresque des murailles anciennes. Il y a de vastes espaces dans l'épaisseur des murs de ce château fabuleux; on y voit des escaliers dont la hardiesse et la hauteur font rêver; on y suit de l'œil tout une population de morts qu'on ressuscite en esprit, et qui descendent des pentes douces, qui parcourent des terre-pleins, qui s'appuient sur des balustrades, au sommet de leurs vieilles tours, lesquelles sont portées sur des voûtes étonnantes d'audace et de solidité; de là elles jettent sur le monde le regard froid et dédaigneux de la mort: plus je contemple ces masses inégales et d'une variété de forme infinie, et plus j'en admire l'architecture biblique et les poétiques habitants.