Выбрать главу

Quand le soleil disparaît derrière les arbres du jardin, ses rayons éclairent encore le sommet des tourelles du palais et des églises, qui brillent dans l'azur foncé du ciel, avec tous leurs clochers: c'est un tableau magique.

Il y a au milieu de la promenade qui fait extérieurement le tour des remparts une voûte que je vous ai déjà décrite, mais qui vient de m'étonner comme si je l'eusse aperçue pour la première fois, c'est un souterrain monstre. Vous quittez une ville au sol inégal, une ville toute hérissée de tours qui s'élèvent jusqu'aux nues, vous vous enfoncez sous un chemin couvert et sombre; vous montez dans ce souterrain obscur dont la pente est longue et rapide: parvenu au sommet, vous vous retrouvez sous le ciel et vous planez au-dessus d'une autre partie de la ville jusque-là inaperçue qui se confond avec la poussière animée des promenades et s'étend sous vos pieds au bord d'une rivière à demi desséchée par l'été, la Moskowa; quand les derniers rayons du soleil sont près de s'éteindre, on voit le reste d'eau oublié dans le lit de ce fleuve se colorer d'une teinte de feu. Figurez-vous ce miroir naturel encadré dans de gracieuses collines dont les masses sont rejetées aux extrémités du paysage comme la bordure d'un tableau: c'est imposant! Plusieurs de ces monuments lointains, entr'autres l'hospice des enfants trouvés, sont grands comme une ville, ce sont des établissements de charité, des écoles, des fondations pieuses. Figurez-vous la Moskowa avec son pont de pierre, figurez-vous les vieux couvents avec leurs innombrables coupoles, avec leurs petits dômes métalliques qui représentent au-dessus de la ville sainte des colosses de prêtres perpétuellement en prière, représentez-vous le tintement adouci des cloches dont le son est particulièrement harmonieux en ce pays, murmure pieux qui s'accorde avec le mouvement d'une foule calme, et cependant nombreuse, continuellement animée, mais jamais agitée par le passage silencieux et rapide des chevaux et des voitures dont le nombre est grand à Moscou comme à Pétersbourg; et vous aurez l'idée d'un soleil couchant dans la poussière de cette vieille cité. Toutes ces choses font que, chaque soir d'été, Moscou devient une ville unique au monde: ce n'est ni l'Europe ni l'Asie: c'est la Russie, et c'en est le cœur.

Au delà des sinuosités de la Moskowa, au-dessus des toits enluminés et de la poussière pailletée de la ville, on découvre la montagne des Moineaux. C'est du haut de cette côte que nos soldats aperçurent Moscou pour la première fois…

Quel souvenir pour un Français!! En parcourant de l'œil tous les quartiers de cette grande ville, j'y cherchais en vain quelques traces de l'incendie qui réveilla l'Europe et détrôna Bonaparte. De conquérant, de dominateur qu'il était en entrant à Moscou, il est sorti de la ville sainte des Russes, fugitif et désormais condamné à douter de la fortune dont il croyait l'inconstance vaincue.

Le mot cité par l'abbé de Pradt, et pourtant avéré, donne ce me semble la mesure de ce qui peut entrer de cruauté dans l'ambition désordonnée d'un soldat: «Du sublime au ridicule il n'y a qu'un pas,» s'écriait à Varsovie le héros sans armée. Eh quoi! dans ce moment solennel, il ne pensait qu'à la figure qu'il allait faire dans un article de journal!… Certes, les cadavres de tant d'hommes qui périssaient pour lui n'étaient rien moins que ridicules! la colossale vanité de l'empereur Napoléon pouvait seule être frappée du côté moquable de ce désastre qui fera trembler les nations jusqu'à la fin des siècles et dont le seul souvenir rend depuis trente ans la guerre impossible en Europe. S'occuper de soi dans un moment si solennel, c'est pousser la personnalité jusqu'au crime. Le mot cité par l'archevêque de Malines est le cri du cœur de l'égoïste, un instant maître du monde, mais qui n'a pu l'être de soi. Ce trait d'inhumanité, dans un pareil moment, sera noté par l'histoire lorsqu'elle aura pris le temps de devenir équitable.

J'aurais voulu pouvoir relever devant moi la décoration de cette scène d'épopée, le plus étonnant événement des temps modernes: mais tous s'efforcent ici de faire oublier les grandes choses: un peuple esclave a peur de son propre héroïsme, et dans cette nation d'hommes naturellement et nécessairement discrets et prudents, chacun s'efface pour lutter d'insignifiance et d'obscurité. On n'aspire qu'à disparaître, on s'annule à l'envi et l'on jette les nobles actions, les hauts faits à la tête de ses rivaux, de ses ennemis, comme ailleurs les ambitieux s'entre-reprochent les bassesses. Je n'ai trouvé personne ici qui voulût répondre à mes questions sur le trait de patriotisme et de dévouement le plus glorieux de l'histoire de Russie.

En rappelant aux étrangers de tels faits je ne me sens pas humilié dans mon orgueil national. Quand je pense à quel prix ce peuple a reconquis son indépendance, je reste fier, quoique assis sur les cendres de nos soldats: la défense donne la mesure de l'attaque; l'histoire dira que l'une fut au niveau de l'autre; mais, comme elle est incorruptible, elle ajoutera que la défense fut plus juste.

C'est à Napoléon de répondre à ceci: la France était alors dans la main d'un seul homme; elle agissait, elle ne pensait plus; elle était ivre de gloire comme les Russes sont ivres d'obéissance; c'est à ceux qui pensent pour tout un peuple de répondre des événements. Ici maintenant toutes ces grandes choses ne sont bonnes qu'à être oubliées, et si l'on s'en souvient, ce n'est pas pour s'en vanter, c'est pour s'en excuser.

Rostopchin, après avoir passé des années à Paris, où il avait même établi sa famille, eut la fantaisie de retourner dans son pays. Mais, redoutant la gloire patriotique attachée à tort ou à raison, à son nom, il se fit précéder auprès de l'Empereur Alexandre par une brochure publiée uniquement dans le but de prouver que l'incendie de Moscou avait éclaté spontanément, et que cette catastrophe n'avait pas été le résultat d'un plan concerté d'avance. Ainsi Rostopchin mettait tout son esprit à se justifier en Russie de l'héroïsme dont il était accusé par l'Europe étonnée de la grandeur et, depuis sa brochure, de la misère de cet homme, né pour servir un meilleur gouvernement!… Quoi qu'il en soit, cachant, reniant son courage, il se plaignait amèrement de cette espèce de calomnie d'un genre nouveau, par laquelle on voulait faire d'un général obscur le libérateur de son pays!

L'Empereur Alexandre, de son côté, n'a cessé de répéter qu'il n'avait jamais donné l'ordre d'incendier sa capitale.

Ce combat de médiocrité est caractéristique; on ne peut assez s'étonner de la sublimité du drame, en voyant par quels acteurs il fut joué. Jamais comédiens se sont-ils donné tant de peine pour persuader aux spectateurs qu'ils ne comprenaient rien à ce qu'ils faisaient?

Aussitôt que j'eus lu Rostopchin, je l'ai pris au mot, car je me suis dit: un homme qui a si peur de passer pour grand est bien ce qu'il prétend être. En ce genre, on doit croire les gens sur parole; la fausse modestie elle-même est sincère malgré elle; c'est un brevet de petitesse; car les hommes vraiment supérieurs n'affectent rien: ils se rendent justice tout bas, et s'ils sont forcés de parler d'eux, ils le font sans orgueil, mais aussi sans trompeuse humilité, il y a longtemps que j'ai lu cette singulière brochure; jamais elle ne m'est sortie de la mémoire, parce qu'elle m'a révélé dès lors l'esprit du gouvernement et de la nation russes.