Au moment où j'ai quitté le Kremlin, il faisait presque nuit; les teintes des édifices de Moscou, dont quelques-uns sont grands comme des villes, et celles des coteaux lointains s'étaient doucement rembrunies; le silence et la nuit descendaient sur la ville; les sinuosités de la Moskowa n'étaient plus dessinées en traits éclatante; le soleil ne réfléchissait plus ses lueurs brillantes dans les flaques d'eau du fleuve à demi desséché; la flamme de l'occident assoupie, éteinte, était devenue brune; ce site grandiose et tous les souvenirs que son aspect réveillait en moi me serraient le cœur; je croyais voir l'ombre d'Ivan IV, d'Ivan-le-Terrible, se lever sur la plus haute des tours de son palais désert et, à l'aide de sa sœur et amie, Élisabeth d'Angleterre, s'efforcer de noyer Napoléon dans une mare de sang!… Ces deux fantômes semblaient applaudir à la chute du géant qui, par un arrêt fatal, devait en tombant laisser ses deux ennemis plus puissants qu'il ne les avait trouvés.
L'Angleterre et la Russie ont sujet de rendre des actions de grâces à Bonaparte, aussi ne les lui refusent-elles point. Tel ne fut pas pour la France le résultat du règne de Louis XIV. Aussi la haine européenne a-t-elle survécu pendant un siècle et demi au grand roi, tandis que le grand capitaine est déifié depuis sa chute, et que, à de rares exceptions près, ses geôliers ne craignent pas de mêler leur voix discordante au concert de louanges parties de tous les bouts de l'Europe; phénomène historique que je crois unique dans les annales du monde, et qui ne s'explique que par l'esprit d'opposition dominant aujourd'hui chez toutes les nations civilisées. Au surplus le règne de cet esprit-là tire à sa fin. Nous pouvons donc espérer de lire bientôt des écrits où Bonaparte sera jugé en lui-même, et sans allusions malignes contre le pouvoir régnant en France ou ailleurs.
J'aspire à voir se lever le jour du jugement pour cet homme, aussi étonnant par les passions qu'il fomente après sa mort que par les actions de sa vie. La vérité n'atteint encore que le piédestal de cette figure, défendue jusqu'à présent contre l'équitable sévérité de l'histoire par le double prestige des fortunes et des infortunes les plus inouïes.
Il faudra pourtant bien que nos neveux apprennent qu'il avait plus d'étendue d'esprit que de dignité de caractère, et qu'il fut plus grand par son talent à profiter du succès que par sa constance à lutter contre les revers. Alors, mais seulement alors, les terribles conséquences de son immoralité politique et de tous les mensonges de son gouvernement machiavélique seront atténuées.
Descendu des terrasses du Kremlin, je suis rentré chez moi fatigué comme un homme qui vient d'assister à une horrible tragédie, ou plutôt comme un malade qui se réveille du cauchemar avec la fièvre.
LETTRE VINGT-HUITIÈME.
Aspect oriental de Moscou.—Les chefs-d'œuvre manquent à cette ville.—Rapport qui existe entre son architecture et le caractère de ses habitants.—Ce que les Russes répondent au reproche d'inconstance qu'on leur adresse.—Fabriques de soie.—Apparences de liberté.—À quoi elles tiennent.—Club anglais.—Isolement de Moscou au milieu d'un vaste continent.—Piété des Russes.—Entretien sur ce sujet avec un homme d'esprit.—L'Angleterre sait bien tirer parti de l'hypocrisie.—L'Église anglicane.—Ses inconséquences.—Les vrais dévots et les hommes d'État.—Erreur des libéraux lorsqu'ils repoussent le catholicisme.—Politique de l'Angleterre.—Sur quoi elle s'appuie.—Vrai moyen de faire la guerre à l'Angleterre.—Sacerdoce des journaux.—Ce gouvernement est-il plus moral que celui des ecclésiastiques?—Église gréco-russe.—Silence officiel.—Point de prédication.—Point d'enseignement religieux en public.—Sectes nombreuses.—Le calvinisme y domine.—Mauvaise politique.—Secte qui favorise la polygamie.—Corps des marchands.—Fête publique au monastère de Devitscheipol.—Vierge miraculeuse.—Tombeaux de plusieurs princesses de la famille Impériale.—Cimetière.—Foule populaire.—Caractère particulier des paysages.—Le pays dans la ville.—Ivrognerie: vice des Russes.—Ce qui l'excuse.—Emblème de la nation et de son gouvernement.—Place où se donne la fête.—Site du couvent.—Singularité de cette fête.—Physionomie du peuple.—Poésie cachée.—Chant des Cosaques du Don.—Mélodie analogue aux folies d'Espagne.—Style de la musique chez les peuples septentrionaux.—Les Cosaques.—Leur caractère.—Subterfuge indigne employé par les officiers.—Courage extorqué.—L'Attelage: fable polonaise traduite.
Moscou, ce 12 août 1839.
Avant de venir en Russie, j'avais lu, je crois, la plupart des descriptions de Moscou publiées par les voyageurs; cependant je ne me figurais pas le singulier aspect de cette cité montueuse, sortant de terre comme par magie, et apparaissant dans des espaces unis, immenses, avec ses collines encore exhaussées par les bâtiments qu'elles supportent au milieu d'une plaine onduleuse. C'est une décoration de théâtre. Moscou est à peu près le seul pays de montagnes qu'il y ait au centre de la Russie… N'allez pas, sur ce mot, vous imaginer la Suisse ou l'Italie: c'est un terrain inégal, voilà tout. Mais le contraste de ces accidents du sol au milieu d'espaces où l'œil et la pensée se perdent comme dans les savanes de l'Amérique ou comme dans les steppes de l'Asie, produit des effets surprenants. C'est la ville des panoramas. Avec ses sites pompeux et ses édifices bizarres, qui auraient pu servir de modèles aux fantastiques compositions de Martin, elle rappelle l'idée qu'on s'est formée, sans trop savoir pourquoi, de Persépolis, de Bagdad, de Babylone, de Palmyre: romanesques capitales de pays fabuleux, dont l'histoire est une poésie et l'architecture un rêve; en un mot, à Moscou, on oublie l'Europe. Voilà ce que j'ignorais en France.
Les voyageurs ont donc manqué à leur devoir. Il en est un surtout auquel je ne puis pardonner de ne m'avoir pas fait jouir de son séjour en Russie. Nulle description ne vaut les dessins d'un peintre exact et pittoresque à la fois, comme Horace Vernet. Quel homme fut jamais mieux doué pour sentir et pour faire sentir aux autres l'esprit qui vit dans les choses? La vérité de la peinture, c'est la physionomie des objets: il la comprend comme un poëte, et la reproduit comme un artiste: aussi je ne sors pas de colère contre lui, chaque fois que je reconnais l'insuffisance de mes paroles: regardez les Horace Vernet, vous dirais-je, et vous connaîtrez Moscou; ainsi j'atteindrais mon but sans peine, tandis que je me fatigue à le manquer.
Ici tout fait paysage. Si l'art a peu fait pour cette ville, le caprice des ouvriers et la force des choses y ont créé des merveilles. L'aspect extraordinaire des groupes d'édifices, la grandeur des masses frappent l'imagination. À la vérité, c'est une jouissance d'un ordre inférieur: Moscou n'est pas le produit du génie, les connaisseurs n'y trouveraient aucun monument digne d'un examen attentif; ce n'est pas non plus une majestueuse solitude où le temps démolit en silence ce qu'a fait la nature: c'est l'habitation désertée de quelque race de géants, race intermédiaire entre Dieu et l'homme; c'est l'œuvre des cyclopes. On ne saurait la comparer au reste de l'Europe; mais dans une ville où nul grand artiste en aucun genre n'a laissé l'empreinte de sa pensée, on s'étonne, rien de plus; or, l'étonnement s'épuise vite, et l'âme ne se complaît guère à l'exprimer.
Toutefois il n'y a pas jusqu'au désenchantement qui suit ici la première surprise, dont je ne tire quelque leçon; il marque un rapport intime entre l'aspect de la ville et le caractère des hommes. Les Russes aiment ce qui brille, ils se laissent séduire par l'apparence, et c'est aussi ce qui séduit en eux: faire envie, n'importe à quel prix, voilà leur bonheur! L'orgueil ronge l'Angleterre, la vanité rouille la Russie.