Ma pauvre mère perdit à lutter contre la pauvreté, les plus belles années de cette vie miraculeusement conservée.
L'énorme fortune de mon grand-père, confisquée et vendue à vil prix au profit de la nation, était presque évanouie: de toute cette opulence il ne nous restait que les dettes. Le gouvernement ne se chargeait pas de payer les créanciers; il prenait les biens et laissait les charges à ceux qu'il avait dépouillés de tous moyens de s'acquitter.
Vingt années s'écoulèrent en procès ruineux, pour arracher d'un côté à la nation, de l'autre à une formidable masse de créanciers qui ne voulaient pas s'entendre, ce qui me revenait de la fortune de mon aïeule paternelle; j'étais créancier, non héritier de mon grand-père, et ma mère était ma tutrice. Son amour pour moi l'empêcha toujours de se remarier; d'ailleurs, devenue veuve par le bourreau, elle ne se sentait pas libre comme une autre femme.
Nos affaires, difficiles et embrouillées, ont fait son tourment; les vicissitudes d'une liquidation des plus laborieuses ont attristé ma jeunesse comme l'échafaud avait épouvanté mon enfance. Toujours suspendus entre la crainte et l'espérance, nous luttions contre le besoin; tantôt on nous promettait la richesse, tantôt un revers imprévu, une chicane habile, un procès perdu, nous rejetaient dans le dénûment. Si j'ai le goût de l'élégance, j'attribue ce penchant aux privations qui me furent imposées dans ma première jeunesse, et à celles dont je voyais souffrir ma mère. Il m'a été donné de ressentir un mal inconnu à l'enfance: le besoin d'argent; je vivais si près de ma mère, que je devinais tout par elle.
Cependant quelques rayons de joie ont brillé pour elle. Un an après sa délivrance, elle obtint un passe-port et m'ayant laissé en Lorraine toujours aux soins de ma bonne Nanette, elle alla en Suisse où l'attendaient sa mère et son frère qui ne pouvaient alors s'approcher plus près de la France.
Cette réunion, malgré les douleurs qu'elle renouvelait, fut une consolation.
Madame de Sabran avait cru sa fille perdue; elle la retrouva, encore embellie par le malheur et réalisant l'ingénieux emblème du rosier, romance devenue célèbre alors dans l'Europe entière.
Ma grand'mère émigrée ne pouvant écrire à sa fille pendant la terreur, lui avait fait parvenir en prison ces vers touchants autant que spirituels sur l'air de J.-Jacques.
AIR: Je l'ai planté, je l'ai vu naître.
1.
Est bien à moi, car l'ai fait naître,
Ce beau rosier, plaisirs trop courts!
Il a fallu fuir et peut-être
Plus ne le verrai de mes jours.
2.
Beau rosier cède à la tempête:
Faiblesse désarme fureurs,
Sous les autans courbe ta tête
Où bien c'en est fait de tes fleurs.
3.
Bien que me fit, mal que me cause,
En ton penser s'offrent à moi;
Auprès de toi n'ai vu que roses,
Ne sens qu'épines loin de toi.
4.
Étais ma joie, étais ma gloire
Et mes plaisirs et mon bonheur;
Ne périras dans ma mémoire:
Ta racine tient à mon cœur!!…
5.
Rosier, prends soin de ton feuillage
Sois toujours beau, sois toujours vert,
Afin que voye après l'orage
Tes fleurs égayer mon hiver.
Le vœu s'est accompli, le rosier a refleuri, et les enfants se sont de nouveau pressés sur le sein de leur mère.
Ce voyage en Suisse est un des moments les plus heureux de la vie de ma mère. Ma grand'mère était une femme des plus distinguées et des plus aimables de son temps; mon oncle, le comte Elzéar de Sabran, plus jeune que ma mère, mais d'une sagacité d'esprit précoce, lui faisait sentir tout ce qu'il y avait de sublime et de nouveau pour elle dans le pays qu'ils parcouraient ensemble.
Tout ce qu'elle m'a raconté de cette époque avait une grâce poétique, c'était la pastorale après la tragédie.
Lavater était l'ami de madame de Sabran qui fit avec ma mère le voyage de Zurich pour aller présenter sa fille à cet oracle de la philosophie d'alors. Le grand physionomiste, en apercevant ma mère, se tourna vers madame de Sabran et s'écria:
Ah! madame, que vous êtes une heureuse mère! votre fille est transparente! Jamais je n'ai vu tant de sincérité, on lit à travers son front.»
Revenue en France, elle n'eut plus que deux intérêts, c'est-à-dire un seuclass="underline" rétablir ma fortune et diriger mon éducation. Je lui dois tout ce que je suis et tout ce que j'ai.
Ma mère devint le centre d'un cercle de personnes distinguées parmi lesquelles se trouvaient les premiers hommes de notre pays. M. de Chateaubriand est resté son ami jusqu'à la fin.
Elle avait pour la peinture presque un talent d'artiste; jamais je ne lui ai vu passer un jour sans se renfermer de midi à cinq heures dans son atelier. Elle n'aimait point le monde: il l'intimidait, l'ennuyait et la dégoûtait. Elle en avait vu le fond trop vite. Cette expérience précoce lui avait donné la philosophie du malheur; cependant elle avait apporté en naissant et elle conserva toute sa vie la générosité qui est la vertu des existences prospères.
Sa timidité était proverbiale dans sa famille: son frère disait qu'elle avait plus peur d'un salon que de l'échafaud.
Pendant tout le temps de l'Empire, elle et ses amis vécurent dans l'opposition la plus prononcée; depuis la mort du duc d'Enghien, elle ne remit pas le pied à la Malmaison; à partir de cette mémorable époque elle n'a même pas revu madame Bonaparte.
En 1811, voulant nous soustraire aux persécutions de la police impériale, elle fit avec moi le voyage de Suisse et d'Italie; elle allait partout, elle franchissait les glaciers, entre autres celui du Mont-Gries entre la cascade de la Toccia et le village d'Obergestlen, dans le Haut-Valais; elle traversait à pied ou à cheval les plus redoutables passages des Alpes, comme si elle eût eu de la force et du courage; c'est qu'elle ne voulait ni m'empêcher d'aller ni me quitter.
Arrivée à Rome, elle y passa l'hiver et s'y forma une société charmante; elle n'était plus jeune, cependant la pureté de ses traits avait frappé Canova. Elle aimait la naïveté d'esprit du grand artiste, dont les récits vénitiens la charmaient. Un jour je lui dis:
«Avec votre imagination romanesque vous seriez capable d'épouser
Canova?»
«Ne m'en défie pas, me répondit-elle, s'il n'était pas marquis d'Ischia j'en serais tentée.» Ce mot la peint tout entière.
J'ai eu le bonheur de la conserver jusqu'au 13 juillet 1826. Elle est morte de la maladie dont mourut Bonaparte. Ce mal dont elle avait le germe depuis longtemps, fut développé par le chagrin, surtout par celui que lui avait causé la perte de ma femme et celle de mon unique enfant; elle se passionnait dans la douleur comme d'autres dans le plaisir. C'est en son honneur que madame de Staël, qui la connaissait bien et qui l'aimait beaucoup, avait donné le nom de Delphine à l'héroïne du premier roman qu'elle publia.