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L'homme vraiment éclairé avec qui je causais parut réfléchir sérieusement; puis après un silence assez long, il reprit: «Je ne suis pas si loin que vous le pensez de partager votre opinion; car depuis l'expérience que j'ai acquise pendant mes voyages, une chose m'a toujours paru impliquer contradiction, c'est l'éloignement des libéraux pour la religion catholique. Je parle même de ceux qui se disent chrétiens. Comment ces esprits (il y en a qui raisonnent juste, et poussent les arguments jusqu'à leurs dernières conséquences), comment ne voient-ils pas qu'en renonçant à la religion romaine, ils se privent d'une garantie contre le despotisme local que tout gouvernement, de quelque nature qu'il soit, tend toujours à exercer chez soi?—Vous avez bien raison, répliquai-je; mais le monde se conduit par la routine; et pendant des siècles, les meilleurs esprits ont tellement crié contre l'intolérance et l'avidité de Rome, que personne encore n'a pu s'habituer chez nous à changer de point de vue, et à regarder le pape en sa qualité de chef spirituel de l'Église, comme l'immuable appui de la liberté religieuse dans toute la chrétienté; et en sa qualité de souverain temporel, comme une puissance vénérable, embarrassée dans ses devoirs de double nature, complication inévitable peut-être pour conserver son indépendance au vicaire de Jésus-Christ, dont la politique est devenue inoffensive au dehors, à force de faiblesse au dedans. Comment ne voit-on pas d'un coup d'œil qu'il suffirait qu'une nation fût sincèrement catholique pour devenir inévitablement l'adversaire de l'Angleterre, dont la puissance politique s'appuie uniquement sur l'hérésie? Que la France arbore et défende de toute la force de sa conviction la bannière de l'Église catholique, elle fait par cela seul, d'un bout du monde à l'autre, une guerre terrible à l'Angleterre. Ce sont de ces vérités qui devraient sauter aux yeux de tout le monde aujourd'hui, et qui pourtant n'ont frappé jusqu'à présent chez nous que l'esprit de quelques personnes intéressées, et dès lors sans autorité; car, et ceci est une autre bizarrerie de notre époque, on se figure en France qu'un homme a tort dès qu'on soupçonne qu'il a quelque intérêt à avoir raison: le bon sens aurait plus de crédit, s'il était bien prouvé qu'il ne rapporte jamais rien…

«Tel est le désordre d'idées produit par cinquante ans de révolutions et cent ans et plus de cynisme philosophique et littéraire. N'ai-je pas raison de vous envier votre foi?

—Mais le résultat de votre politique religieuse serait de mettre la nation aux pieds de ses prêtres.

—Les exagérations pieuses ne sont pas ce que je vois de plus à redouter dans notre siècle; mais quand la piété des fidèles serait aussi menaçante qu'elle me le paraît peu, je ne reculerais pas pour cela devant les conséquences de mes principes; tout homme qui veut obtenir ou faire quelque chose de positif en ce monde, se met nécessairement aux pieds de quelqu'un, pour me servir de votre expression.

—D'accord, mais j'aime encore mieux flatter le gouvernement des journalistes que celui des prêtres; la liberté de la pensée a plus d'avantages que d'inconvénients.

—Si vous aviez vu de près, comme je les ai vus, la tyrannie de l'esprit et les résultats du pouvoir arbitraire de la plupart des hommes qui dirigent la presse périodique en France, vous ne vous contenteriez pas de ce beau mot: liberté de la pensée; vous demanderiez la chose, et bientôt vous reconnaîtriez que le sacerdoce des journalistes s'exerce avec autant de partialité et beaucoup moins de moralité que l'autorité des ecclésiastiques. Laissant un moment de côté la politique, allez demander aux journaux ce qui les décide dans la part de renommée qu'ils accordent à chacun… la moralité d'un pouvoir dépend de l'école par laquelle sont obligés de passer les hommes qui se destinent à en user. Or, vous ne croyez pas que l'école du journalisme soit plus capable d'inspirer des sentiments vraiment indépendants, vraiment humains, que ne l'est l'école sacerdotale. Toute la question est là; et la France d'aujourd'hui est appelée à la résoudre ainsi que bien d'autres questions, par des transactions conformes à l'esprit du temps; car quelle que soit l'opinion qui prévaudra, je me rassure en pensant que Dieu n'applique jamais rigoureusement la logique humaine au gouvernement de ce monde, et que les hommes à sentiments inflexibles, à idées absolues, exclusives, ne conservent que pendant bien peu de moments le pouvoir qu'ils usurpent quelquefois…

«Mais laissons là les considérations générales, et donnez-moi une idée de l'état de la religion dans votre pays; dites-moi quelle est la culture d'esprit des hommes qui enseignent et qui expliquent l'Évangile en Russie?»

Bien qu'adressée à un homme fort supérieur, cette question eût été indiscrète à Pétersbourg; à Moscou, je sentis qu'on pouvait la risquer par la raison qu'ici règne cette liberté mystérieuse dont on use sans s'en rendre compte, qu'on ne peut motiver ni définir, mais qui est réelle, quoique la trompeuse confiance qu'elle inspire puisse parfois se payer bien cher[51]. Voici en résumé ce que m'a répondu mon Russe philosophe: j'emploie le mot dans l'acception la plus favorable. Vous savez déjà de quelle nature sont ses opinions: après des années de séjour dans les divers pays de l'Europe il est revenu en Russie très-libéral, mais très-conséquent. Voici ce qu'il m'a dit:

«On a toujours prêché fort peu dans les églises schismatiques, et chez nous, l'autorité politique et religieuse s'est opposée plus qu'ailleurs aux discussions théologiques; sitôt qu'on a voulu commencer à expliquer les questions débattues entre Rome et Byzance, le silence a été imposé aux deux partis. Les sujets de dispute ont si peu de gravité que la querelle ne peut se perpétuer qu'à force d'ignorance. Dans plusieurs institutions de filles et de garçons, à l'instar des jésuites, on a fait donner quelques instructions religieuses; mais l'usage de ces conférences n'est que toléré, et de temps à autre on l'abroge: un fait qui vous paraîtra incompréhensible, quoiqu'il soit positif, c'est que la religion n'est pas enseignée publiquement en Russie[52]. Il résulte de là une multitude de sectes dont le gouvernement ne vous laisse pas soupçonner l'existence.